Elle est ses yeux, il lui a transmis sa flamme, ils se sont pris au jeu

(tdg.ch)

À l’origine, il y a la cruauté du destin et la pureté du hasard. Puis une blague, formulée comme un serment. Enfin, une rencontre improbable entre deux personnes qui auraient pu ne jamais se croiser. Bref, une belle histoire.


Thibault Trancart, Mano Pauli et Fiona, une belle aventure humaine. Image: Laurent Guiraud

 

En 2015, Mano Pauli, une ex-volleyeuse pro, reçoit un coup de fil pour le moins inattendu. À l’autre bout de la ligne, il y a Thibault Trancart, un skieur aveugle, sans réel passé sportif. Devenue monitrice de ski à Haute-Nendaz, la Bernoise raconte: «En écoutant mon interlocuteur, j’ai eu deux chocs. D’abord, il m’appelait «madame». Et puis il me demandait si j’étais d’accord de le coacher jusqu’aux Jeux paralympiques de PyeongChang.» On imagine la scène. Une tirade exaltée et une grimace incrédule.

«J’ai perdu mes yeux»

Quatre ans plus tard, les deux partenaires sont devenus inséparables sur les pistes de Park City, de Zagreb ou de Saint-Moritz. Mano guide, elle est les yeux de Thibault. Le Genevois fend la nuit, porté par la voix lumineuse – mais impérieuse aussi – de Mano. Le «madame» a disparu de leur dialogue. Ne reste que «leur» défi olympique, en tandem, le premier formé en Suisse depuis trente ans. Ce ne sera pas la Corée du Sud, c’était bien trop tôt. Ce sera peut-être Pékin, en 2022.

Le rêve est-il réalisable, celui-là même qui passait pour une chimère lorsque Thibault tombait douze fois en vingt portes de slalom? «Oui, c’est possible, on a trois ans pour le concrétiser, on ne passe plus pour des rigolos», répond Mano Pauli. Et d’ajouter: «Notre marge de progression est immense. Seulement, il faut rester lucide. On ne possède aucune garantie, juste notre persévérance.»

La guide est impressionnée par la détermination de son coéquipier. C’est cette force mentale, comme transcendée par le handicap, qui l’a convaincue de relever le challenge avec lui. «Entre nous, on vit une fantastique aventure humaine. Il y a le but que l’on poursuit ensemble, mais mieux encore, le chemin qui nous y mène. Thibault n’est pas le plus talentueux, mais c’est un bosseur acharné», affirme-t-elle. En face d’elle, l’opiniâtre, qui ne disputait que des «coursettes» lors de ses week-ends de ski en famille, sourit. «En Suisse, on est trop pragmatique pour avoir des rêves», confie-t-il.

Le skieur de Vésenaz a d’abord été un enfant comme les autres avant qu’une tumeur maligne ne brouille sa vue, tout jeune, jusqu’à la lui enlever totalement malgré des dizaines d’opérations et de traitements. «J’ai perdu mes yeux à 14 ans», dit-il, comme s’il voulait dire que depuis l’inéluctable, il voit autrement. En fait, le barbu jovial porte des prothèses oculaires. À l’annonce fatale, il reconnaît avoir reçu un «coup de massue». Puis, le lendemain de l’opération définitive, il s’est réveillé comme «délivré». Depuis, sa vie est un défi quotidien. Une vie active, devant son ordinateur, assisté par une voix de synthèse. En ville, guidé par Fiona, son fidèle golden labrador, qui commence lui aussi à devenir aveugle. Entre les piquets de ski, dans le sillage vocal de Mano.

La voix à suivre

Prouver à son entourage que rien n’est impossible, c’est devenu sa bataille. C’est ainsi, bac international en poche, qu’il s’est envolé pour Montréal et la prestigieuse McGill University. Seul avec Fiona. Il y a fait la fête et décroché son bachelor en commerce. C’est là-bas aussi — tabernacle! — qu’il a confirmé une boutade d’ado lancée à Chamonix en 2007. Disputer un jour les Paralympiques! «Il croyait alors qu’il était un bon skieur. Mais physiquement, c’était une catastrophe», s’exclame Mano en évoquant leur première rencontre et les résultats d’un test d’effort. «Seulement, il s’est tellement pris au jeu!»

Devenue son guide, «mais aussi son chauffeur et sa cuisinière!» l’ex-volleyeuse a d’abord mis Thibault Trancart sur un rameur pour qu’il se construise un corps d’athlète. Puis est venue la neige. Les premières gamelles, Les premières portes franchies. Les ricanements aussi. «D’abord, on nous a ignorés. Ensuite, ils ont rigolé et ils nous ont plaints. Et aujourd’hui, on nous respecte. C’est valorisant, ça nous motive», confie Mano. Le plus dur? Gérer le radioguidage, faire de la voix une source visuelle, affiner la complicité entre les deux coéquipiers. Mano devant, qui oriente, et Thibaut derrière, qui suit, qui se bat avec la pente. «Et ce n’est pas évident lorsque la neige crisse et que le vent souffle, cela perturbe mon écoute et donc mes trajectoires», indique le skieur.

Mais rien ne les arrête, bien au contraire. Un stage aux États-Unis en 2018, des débuts encourageants en Coupe d’Europe cet hiver, une épreuve sur la piste Coupe du monde de Saint-Moritz, tout les pousse sur la bonne voie. Il y a deux semaines, ils ont lancé officiellement et avec succès le Blind Trust Ski Team, accompagné d’une campagne de crowdfunding. Une saison se chiffre à 170 000 francs. La qualité de l’encadrement et du matériel a un coût. Mais le rêve n’a pas de prix. Thibault se réjouit de remettre les lattes en juin, à Val-d’Isère. L’aventure continue.


Thibault Trancart
Âge: 27 ans.
Origine: Genève.
Études: bac international et bachelor en commerce à la McGill University (Montréal).
Activité: commence un stage en marketing de cinq mois chez Procter & Gamble.
Discipline: ski handicap en tandem, catégorie «Visually Impaired». Membre du cadre de la relève de Swiss Paralaympic.
Palmarès: champion de Suisse de géant 2017 et 2018. Participation aux épreuves de Coupe d’Europe 2018-2019.

Mano Pauli
Âge: 37 ans.
Origine: plateau de Diesse.
Études: diplôme d’employée de commerce.
Activité: professeure de ski handicap.
Carrière sportive: volleyeuse à Bienne (LNA), Sydney (1re division australienne), Chemnitz (2e Bundesliga allemande).