Apprendre la musique au rythme de l’autisme

(Le Temps.ch)

Trois musiciens concertistes et pédagogues animent à Yverdon-les-Bains une école spécialement dédiée aux personnes souffrant de troubles autistiques, mais ouverte à tous. Une belle réussite d’intégration par le chant et la musique.

«Avoir envie de rencontrer l’autre, dans sa différence. Et aussi sortir la musique classique de son cadre habituel». C’est ce qui a incité la chanteuse lyrique Elodie Favre et le pianiste Bernardo Aroztegui à fonder Atempy, en 2015 à Yverdon-les-Bains. Une école pour «apprendre la musique à son rythme» et offrir cette dernière au public à l’occasion de concerts. Deux ans plus tard, la violoncelliste Cristina Bellu s’est associée aux deux artistes. Ce trio de musiciens concertistes a notamment développé une pédagogie spécialement destinée aux personnes atteintes de troubles du spectre autistique: un handicap aux multiples facettes, qui se manifeste notamment par de grandes difficultés dans la communication sociale. Les personnes autistes sont souvent habitées par une profonde douleur existentielle. Or le chant, la musique et aussi la danse peuvent être, pour elles, de précieux outils de médiation avec la société.

Pour pratiquer un tel enseignement, rien sans doute de plus naturel qu’un cadre…inhabituel! C’est pourquoi, grâce au soutien de la fondation Shapdiz, Atempy s’est installée dans l’un des onze bâtiments rectangulaires de l’ancien site des usines Leclanché, aujourd’hui occupé par des dizaines d’artistes et artisans. Pour accéder aux deux salles contigües de l’école de musique, il faut monter un escalier et traverser un couloir qui n’est pas vraiment des plus folichons. Mais une fois arrivé à destination, on découvre que l’austère friche industrielle a laissé place à l’intimité d’un lieu imprégné par l’âme vibrante de ses locataires.

L’art de s’adapter à l’autre

Les trois professeurs ont été initiés à la méthode Dolce, mise au point par la pianiste et psychologue Françoise Dorocq (lire l’encadré). «La règle de base de cette pédagogie, souligne Cristina Bellu, consiste à s’adapter à la personne telle qu’elle est, sans chercher à lui imposer ce que l’on voudrait qu’elle fasse». Cette capacité à s’adapter, les deux fondateurs d’Atempy l’ont intimement vécue dans la migration. Native d’Yverdon-les-Bains, Elodie Favre a passé 14 ans en Uruguay où elle a notamment bénéficié de plusieurs classes de maître pour parfaire son art vocal. «Dans ce pays qui m’était étranger, j’ai fait l’expérience passionnante de l’altérité», souligne-t-elle. C’est en Uruguay qu’elle a rencontré son époux Bernardo Aroztegui, pianiste de concert, qui lui aussi a goûté au charme de l’altérité lors de sa venue en Suisse en 2011 où il a obtenu un master en pédagogie à la Haute école de musique de Lausanne. Quant à l’Italienne d’origine Cristina Bellu, qui poursuit un doctorat à la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation de Genève, son intérêt pour la neuro-motricité appliquée aux enfants débutants l’a incité à se tourner vers les personnes autistes.

Selon la pédagogie Dolce, pour s’adapter à un élève autiste, jeune ou adulte, l’enseignant exécute, avec lui, certains de ses gestes sans signification apparente et répétées inlassablement, comme par exemple le fait de se balancer d’avant en arrière. «Nous entrons dans son univers. En lui montrant de l’empathie, en mimant sa stéréotypie, nous le mettons en confiance», relève Elodie Favre. Tout cela en douceur, par le jeu et l’écoute attentive et bienveillante comme le préconise la méthode Dolce. Le lien étant établi entre le professeur et l’élève, celui-ci peut acquérir de nouvelles compétences cognitives et se construire un schéma corporel jusqu’ici défaillant.

Le résultat est parfois surprenant. Bernardo Aroztegui se souvient d’un enfant capable de jouer une pièce fort complexe de Franz Liszt après seulement une année d’initiation au piano. Mais le pianiste en herbe aura encore bien de la peine à garder un tempo régulier.

 

Handicapés ou non, on joue ensemble

Atempy n’est pas qu’une école avec sa cinquantaine d’élèves, dont une dizaine ayant des troubles autistiques, dans les trois disciplines (chant, piano et violoncelle). C’est aussi un atelier qui accueille des concerts – avec des artistes de haut niveau comme le pianiste et claveciniste Michel Kiener – des classes de maîtres, des conférences ou des expositions. A l’issue de chaque manifestation, artistes et public se retrouvent dans une atmosphère conviviale. Les personnes souffrant de handicaps sont invitées, elles aussi, à participer à ces festivités, qu’elles soient spectatrices ou même artistes. A cet effet une association des amis d’Atempy, rassemblant une cinquantaine de personnes, a notamment pour vocation de promouvoir des concerts en étroite collaboration avec des fondations telles que de Verdeil, CAT Manureva ou Saint George, qui soutiennent des personnes en difficulté d’apprentissage ou handicapées.

Le projet «rencontre», programmé pour 2020, est le prochain point d’orgue d’Atempy. Il rassemble des musiciens, des chanteurs professionnels et amateurs ainsi que d’autres artistes, en situation de handicap ou non, en vue d’un spectacle. Les répétitions vont se dérouler plusieurs samedis de suite dans la région d’Yverdon-les-Bains. Les trois professeurs d’Atempy ont notamment été inspirés par l’Orchestra invisibile (orchestre invisible), formation musicale fondée en 2005 à Cascina Rossago, en Italie, qui rassemble 25 musiciens dont 12 autistes. Cet orchestre protège du regard du public certains de ses membres qui seraient trop troublés par la présence de spectateurs. Le projet d’Atempy se résume en une phrase qu’Elodie Favre lâche, tout sourire: «Avoir le bonheur de faire de la musique ensemble, tout simplement».


Origine anglo-saxonne

La pianiste et psychologue française Françoise Dorocq a construit la méthode Dolce dans les années 1985-1990 en s’inspirant du programme Son-Rise développé dix ans plus tôt à Sheffield, dans le Massachusetts. Conçu pour être appliqué au domicile parental des enfants autistes, ce programme insiste sur l’acceptation sans jugement des comportements de l’enfant autiste, le contact visuel et l’absence de contrôle coercitif. Par son association parisienne Autisme, Piano et Thérapie Educative (APTE), Françoise Dorocq propose son enseignement aux personnes intéressées par des stages de formation et un suivi régulier de ces dernières. (PLB)
(Publié dans L’Echo Magazine N°38)