Le rôle social des paysans en passe d’être enfin reconnu en suisse

(Terre & Nature / Les Pros de la Terre)

L’accueil à la ferme de personnes en rupture devient une réelle source de diversification pour les exploitants. Les initiatives se multiplient pour que la filière acquière un véritable statut auprès des pouvoirs publics.

Respectivement président et vice-président de l’association Agriculture sociale, Jean-Marc Bovay [à g.] et François Devenoge sont les chevilles ouvrières de la dynamique actuelle et de la professionnalisation de cette branche

 

Claire Muller

Nourrir le bétail, ramasser les oeufs, clôturer, bouturer les fraises: pendant six mois, Jonathan a vécu au rythme des saisons et de la vie d’une ferme. Le garçon de 20 ans, confronté à des difficultés d’insertion socioprofessionnelle et vivant jusqu’alors en foyer, en est ressorti grandi, confiant et avec une autonomie renforcée. L’expérience positive du Fribourgeois, qui lui a permis une intégration durable, pourrait bien faire tache d’huile. La Fondation de Fribourg pour la Jeunesse est en train de mettre sur pied un programme d’envergure, convaincue du potentiel pédagogique et thérapeutique du cadre terrien. «Nous sommes confrontés à un phénomène chronique de jeunes qui décrochent, se marginalisent et deviennent de plus en plus dépendants de l’aide sociale, observe Joanne Jaquier, éducatrice et responsable de ce projet Biosphères. L’immersion en milieu agricole offre un environnement propice à ces jeunes qui ont besoin d’être accueillis au sein d’un système de relations sociales authentiques et accomplir des tâches professionnelles qui fassent sens. Ils font l’expérience de la réalité du monde du travail, les tâches sont diversifiées, demandent peu de compétences et favorisent la prise d’initiative.» Cette vie dictée par la nature structure ainsi les journées du bénéficiaire, ce qui lui donne des repères stables sur lesquels s’appuyer pour se reconstruire.

Mieux rétribuer les agriculteurs

Le projet de la Fondation de Fribourg pour la Jeunesse fait écho à la démarche de paysans romands qui fournissent ce type de prestation depuis des années. Deux d’entre eux, Jean-Marc Bovay de Démoret (VD) et François Devenoge de Dizy (VD), viennent d’ailleurs de créer l’association Agriculture sociale, destinée à faire connaître et reconnaître les possibilités d’accueil et de réinsertion proposées par le secteur, mais aussi à harmoniser les pratiques en matière de rémunération. «Les personnes placées bénéficient d’un contexte intégratif plus stimulant qu’un atelier protégé et reçoivent parfois même un salaire d’employé les valorisant. Mais les agriculteurs, eux, ne sont pas toujours rétribués pour ce service», précise Jean-Marc Bovay, qui collabore depuis vingt ans avec des organisations comme l’AI, Pro Infirmis ou Caritas. L’association qu’ils ont fondée avec le soutien de Bio Suisse, Bio Vaud et Prométerre, et qui vient d’être récompensée par la Société vaudoise d’utilité publique, vise aussi à fédérer et garantir la qualité de l’offre. «Raison pour laquelle nous avons rejoint la plateforme nationale Carefarming, créée en 2015 et qui rassemblait déjà une vingtaine d’agriculteurs alémaniques», poursuit François Devenoge. D’ici à quelques semaines, toujours sous leur impulsion, une interprofession regroupant les différents acteurs de la branche sociale – paysans, institutions de placement, politiques – devrait voir le jour. «Cette professionnalisation que nous appelons de nos voeux devrait nous permettre d’obtenir davantage de reconnaissance de la part des pouvoirs publics, dont nous manquions jusqu’à présent cruellement.»

Un cadre légal à adapter

La mise sur pied d’une véritable filière permettra également de peser dans l’ajustement du cadre légal. «Aujourd’hui, le droit du travail et l’aménagement du territoire sont contraignants dans le développement de prestations sociales à la ferme, résume François Devenoge. En offrant de tels services d’inclusion, nous permettons la création d’emplois en milieu rural.Notre branche devrait être considérée comme l’agritourisme, c’est-à-dire comme une activité économique à part entière, soumise au calcul des UMOS (ndlr: unités de main- d’oeuvre standard) et donc intégrée à la fixation des paiements directs.»

Du côté des institutions, on se réjouit de cette dynamique. «Les demandes sont en constante évolution, et nous sommes en permanence en recherche de nouvelles familles d’accueil», confie David Hâusermann, responsable du placement familial auprès de Caritas. Car mettre la main à la pâte dans un environnement solidaire et participatif est particulièrement constructif pour les personnes au parcours de vie sinueux. «Ce n’est pas un secret, le travail de la terre permet de se reconnecter à soi-même, et la nature aide l’homme en détresse psychique à recouvrer la santé», dit Joanne Jaquier, qui prévoit de développer des projets permacoles et agroforestiers. Jonathan est, lui, convaincu par cette expérience: «Outre la ligne sur le CV, avoir une occupation quotidienne, me réaliser par le travail, produire des denrées alimentaires et les commercialiser, être actif au sein d’une communauté, assumer des responsabilités, voire transmettre mon expérience, m’a permis de prendre confiance en moi, de m’ouvrir socialement et en fin de compte de m’insérer durablement dans la vie active.»


Exemple à suivre

Les Pays-Bas font office de pionniers en la matière. Actuellement, 1350 fermes offrent des services sociaux à plus de 20 000 personnes – réfugiés, sans-abri, jeunes en rupture, personnes en situation de handicap ou souffrant d’une addiction. «Les familles paysannes hollandaises bénéficient du même soutien financier que les autres prestataires de soins, précise Jean-Marc Bovay. Elles sont reconnues par les pouvoirs publics, qui travaillent en étroite relation avec elles.» La démarche, fondée sur des valeurs altruistes, permet d’assurer un revenu conséquent aux agriculteurs.


Questions à…


Andréa Bory, Proconseil et Carefarming Suisse

 

En Romandie, comment évolue la demande pour des prestations sociales en agriculture?

Les collaborations entre les agriculteurs et Caritas, certains juges des mineurs ou le Service pour la protection de la jeunesse sont régulières depuis plusieurs décennies. Mais actuellement, davantage de personnes sont envoyées dans le milieu agricole pour leur reconstruction psychosociale. Ce sont des gens sortant de burn-out, des réfugiés, ou des retraités.

Pour les paysans, quel intérêt à proposer ce type de service?

Cette démarche d’accueil est source d’épanouissement et de reconnaissance pour des agriculteurs qui souhaitent redonner du sens à leur métier. Elle constitue également une source de diversification et d’amélioration du revenu, participe à rompre l’isolement dont souffre la profession, et à résoudre la difficulté de trouver de la main- d’oeuvre. En outre, l’accueil social permet à de petites structures familiales, pas toujours rentables, de trouver une stabilité.

Site: www.prometerre.ch/formation