La difficile reconnaissance des artistes handicapés

(24heures.ch)

Art et handicapUn colloque de Pro Infirmis Vaud traite de la protection des auteurs incapables de discernement. À Fribourg, un atelier fait figure de modèle.


L’artiste Pascal Vonlanthen au travail dans l’atelier d’art « différencié » du Creahm à Fribourg, qu’il fréquente depuis vingt ans.

«L’art brut de Pascal Vonlanthen inspire le styliste de Michelle Obama.» Des écritures d’un artiste handicapé et analphabète fribourgeois qui finissent sur les créations d’un designer de mode new-yorkais: cette belle histoire, contée par plusieurs médias romands l’an dernier, soulève d’épineuses questions relatives à la protection des œuvres des auteurs incapables de discernement. Pro Infirmis Vaud en débattra lors d’une journée thématique autour de l’art et de la vulnérabilité ce mercredi à Belmont-sur-Lausanne. «La divulgation et l’exploitation des œuvres créées par des personnes incapables de discernement peuvent porter atteinte à leur droit d’auteur et à leur droit de propriété, mais aussi à leur personnalité, constate l’avocat Charles Joye, à l’origine de la manifestation. La question est de savoir qui veille à la protection de leurs intérêts moraux et patrimoniaux et quelles sont les limites tracées par le droit.» Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que l’art brut a la cote. «Il y a un vrai attrait pour ces créations depuis quelques années et le monde de l’art contemporain commence à s’y intéresser aussi», confirme Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’art brut à Lausanne.

Les intérêts de Pascal Vonlanthen sont représentés par le Creahm (créativité et handicap mental), un atelier d’art «différencié» installé à Villars-sur-Glâne (FR), qu’il fréquente depuis sa création il y a vingt ans. Un grand et lumineux espace où travaillent dix-huit artistes handicapés, trois jours par semaine. Ils s’y rendent de manière autonome et volontaire et signent un contrat avec leurs représentants légaux. «Nous ne faisons pas d’art-thérapie, c’est vraiment un lieu de création», précise Laurence Cotting, l’une des deux responsables. Un tiers du budget est assuré par la commercialisation des œuvres des artistes – en direct ou au travers d’expositions –, qui paient un écolage de 450 francs par an. Sur chaque œuvre vendue, les auteurs touchent 20%. C’est Laurence Cotting et son collègue Gion Capeder qui fixent les tarifs. «Au-delà de 10 ou 20 francs, ils n’ont souvent pas la notion de l’argent», explique-t-elle.

Les droits des dessins de Pascal Vonlanthen utilisés par le styliste Jason Wu ont été cédés pour quelques milliers de francs. N’est-ce pas trop peu, étant donné le prix faramineux des vêtements du designer new-yorkais? Laurence Cotting admet que la négociation n’était pas facile. «En contrepartie, on a décidé de faire le buzz!», sourit la jeune femme.

Il n’y a pas que les intérêts financiers à défendre. «Le fait même de créer ou d’exposer une œuvre est en principe un droit moral, pour lequel il n’y a pas de représentation possible», indique Charles Joye. À voir le plaisir avec lequel les artistes du Creahm travaillent, on se dit qu’ils sont plutôt bien lotis. «Nous ne sommes pas dans une usine!» clarifie Laurence Cotting. Quant aux expos, les artistes en redemandent. «C’est la première chose qu’ils ont envie de faire en venant ici. Nous choisissons les œuvres avec eux.»

Le CHUV intervient

Le statut de ces artistes s’est considérablement amélioré ces dernières années. Des chartes et des conventions cadres ont été élaborées (lire ci-dessous). Certaines erreurs du passé ont été corrigées. Au CHUV, à Lausanne, plus question que des œuvres ne finissent entre les mains de médecins, comme cela s’est produit avec l’artiste vaudoise Aloïse Corbaz, figure emblématique de l’art brut décédée en 1964. «Les créations de nos patients, capables de discernement ou non, leur appartiennent», souligne Jacques Gasser, chef du Département de psychiatrie du CHUV.

Tout n’est pas rose pour autant. La reconnaissance des artistes handicapés varie selon l’institution dans laquelle ils se trouvent. Le Creahm a ainsi dû intervenir auprès d’un atelier protégé fribourgeois où travaillait l’une de ses artistes, qui vendait ses œuvres à des prix dérisoires. Dans nombre d’institutions spécialisées, les artistes ne sont pas maîtres de leurs œuvres, ajoute le Service des curatelles d’adultes fribourgeois. Pour Sarah Lombardi, il est important que la mission de ces lieux soit clairement précisée. La directrice de la Collection de l’art brut met en garde contre le risque de tomber dans l’extrême inverse: «Toutes les personnes handicapées ne sont pas forcément des artistes.»

«Il reste du chemin à parcourir»

Teresa Maranzano est chargée de projet de Mir’arts, pôle artistique de l’association ASA-Handicap mental. Interview.

Comment évaluez-vous le statut des artistes handicapés aujourd’hui?

Il y a une vraie reconnaissance. Preuve en est l’exposition que nous avons organisée l’an passé à Genève avec les œuvres du Fonds d’art contemporain de la Ville. Les créations de sept artistes handicapés dialoguaient avec celles du fonds. Par la suite, les œuvres de deux d’entre eux sont entrées dans cette collection publique. C’est un signal fort. Une autre expo est en cours à Yverdon. Mais il reste du chemin à parcourir avec les familles et les institutions sociales pour que le soutien à la création s’ancre davantage dans les mœurs.

Quelles sont les lacunes?

Mir’arts a fédéré neuf ateliers et institutions en Suisse romande, qui sont liés par une charte et une convention cadre qui règlent le statut des artistes handicapés et la gestion des droits d’auteur. C’est encore peu par rapport au nombre d’institutions qui existent dans le pays. D’autre part, il faut renforcer l’effort de sensibilisation auprès des familles et des représentants légaux. Souvent, les proches voient davantage les déficiences de ces personnes que leur potentiel.

Le Creahm, à Fribourg, a adhéré à vos principes. C’est un modèle à suivre?

Oui, c’est vraiment une référence à plus d’un titre. Il n’est pas lié à une institution. C’est un atelier artistique à part entière, dédié à la création et animé par des artistes professionnels. Les artistes travaillent ensemble.

Il y a une forme de partage, d’émulation. Des amitiés se tissent. C’est un climat très propice et les résultats artistiques sont très intéressants.