Un far West qui laisse des gens sur le carreau

(Le Quotidien Jurassien)


Recevoir une rente invalidité ne va pas de soi, même quand on est sévèrement handicapé.

 

Des centaines de personnes se trouvent en attente d’une décision de l’assurance invalidité ou d’autres assurances concernant des prestations.

Les expertises médicales constituent un gros écueil pour des dizaines de personnes qui ne sont plus en état de travailler, confrontées à des décisions négatives. Des avocats spécialisés dans ce domaine dénoncent un «far West». De nombreuses personnes se retrouvent à l’aide sociale. Les recours contre des décisions négatives débouchent sur des expertises à répétition. Un Jurassien, après 15 ans d’attente, n’a toujours pas de décision. Explications. Hier, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a annoncé que les rentes d’assurance invalidité (AI) avaient diminué de 1%. En 2017, on comptait 217 200 personnes à l’AI. Elles étaient 257 500 en 2006. En 2017, l’AI a bouclé 2130 enquêtes pour soupçon d’abus, dont 630 ont débouché sur une réduction, une suppression de rente ou une décision négative. L’OFAS estime que l’AI pourrait économiser quelque 178 millions de francs, pour 8 millions de francs de coûts. La pression politique est forte et les contrôles seront encore plus poussés à l’avenir. Les refus de rentes débouchent sur des situations dramatiques pour des centaines de personnes.

La pression exercée et la complexité des cas a amené des avocats à se spécialiser, voire à se regrouper dans des cabinets spécialisés. Et ils ne manquent pas de travail. «On a des dizaines et des dizaines de cas, même des centaines de cas de personnes en attente d’une décision de l’AI. Le problème concerne aussi l’assurance accident et l’assurance perte de gain privée», indique Pierre Seidler, avocat chez Indemnis, une société d’avocats présente à Delémont. «Dans l’assurance privée, c’est le far west», complète son confrère Séverin Tissot-Daguette.

Un moyen de faire, des économies

La complexité du systèmedésarçonne les assurés confrontés à des décisions négatives. En assurance privée, les gens doivent agir d’eux-mêmes s’ils veulent contester la décision reçue. «Vous pouvez contester mais la voie de recours n’est
pas indiquée avec la décision», explique Laurence Uehlinger, une consoeur qui a connu les assurances privées de l’intérieur. Pour cette raison, beaucoup de gens renoncent à recourir. Séverin Tissot-Daguette y voit carrément un «moyen pour les assureurs de faire des économies à bon compte».

La procédure est différente dans le domaine des assurances sociales dont relève l’AI. Mais au bout du compte, l’assuré peut là aussi se retrouver sans rien, au terme de décisions négatives répétées après parfois plusieurs recours, avec une longue attente qui peut contraindre la personne à demander l’aide sociale. Le problème se situe souvent au niveau de l’expertise, que l’AI requiert dans la plupart des cas.

Dépendance économique malsaine

Le cas de la clinique genevoise Corela a montré les limites du système: cette clinique consacrait 97% de son temps aux activités d’expertises pour des assureurs, facturées facilement plusieurs milliers voire dizaines de milliers de francs. Pour les avocats, cette dépendance économique est problématique. Corela, devenue MedLex SA, avait été suspendue pour avoir produit des expertises que l’on a dit plutôt complaisantes envers les assureurs. Séverin Tissot-Daguette pointe un «déséquilibre total: les centres d’expertises sont soumis économiquement aux assureurs et, de l’autre côté, l’avis des médecins traitants est considéré comme trop empathique vis-à-vis des patients pour déboucher sur un avis objectif. Quand un tribunal juge, cela penche très souvent du côté de l’assureur en raison de ce déséquilibre de fait, médical et juridique. Plusieurs études montrent que lorsqu’on soumet un dossier à un panel d’experts, la décision varie entre et . C’est inhérent à la médecine mais pour avoir une appréciation la plus objective possible, il faut éviter ce lien de dépendance économique.» Ils sont imposés et difficiles à récuser.

Dans les assurances sociales, l’expert est imposé à l’assuré. Mais selon Me Seidler, la récusation de l’expert est quasiment impossible, même s’il s’est déjà prononcé dans l’affaire. «On peut avoir le même expert même si l’état de santé de la personne a évolué. Le problème, c’est qu’il y a peu de centres d’expertises en Suisse, une petite dizaine.» Le conseiller national Pierre- Alain Fridez aborde la question dans une initiative parlementaire qu’il a déposée à Berne afin d’assurer l’indépendance et l’absence de conflits d’intérêts pour les experts médicaux.

En tant que médecin, l’élu jurassien dit avoir été «trop souvent le témoin du désarroi de patients qui, se, sont plaints d’une prise en charge bâclée et pour le moins légère». Perdu d’avance avec certains experts Selon Me Tissot-Daguette, il faudrait «généraliser le système de plateforme qui attribue aléatoirement les mandats à tous les domaines des assurances où les expertises sont faites, que ce soit du point de vue privé ou social. On sait que si on tombe sur certains experts, on est grillé. On peut quasi savoir à l’avance qu’on va perdre, qu’on aura une expertise défavorable et qu’on devra recommencer la procédure.» La psychiatrie, «la discipline la moins objective de toutes», est particulièrement concernée. Résultat des courses: des personnes sans rente, qui ne peuvent pas travailler, se retrouvent à l’aide sociale, avec la précarité que cela représente et des coûts financiers pour la société à long terme. Avec des «dommages collatéraux» supplémentaires pour certaines familles. «Injuste et arbitraire», dénoncent les avocats.

GEORGES MAILLARD

Un cas emblématique: quinze ans d’attente

Un Jurassien connaît bien le problème de l’AI, de ses décisions négatives à répétition sur des ecours qui font à chaque fois repartir le processus à zéro pour aboutir chaque fois au même.résultat. Son problème commence à fin 2000 avec une opération ratée qui le laisse avec des sensations insupportables dans le bas du corps. Son parcours à l’Al se complique avec un accident, puis une dégradation de son état de santé. Curieusement, plus son cas visiblement s’aggrave, plus l’Al répond négativement aux demandes de cet assuré. Alors qu’on lui accordait une rente partielle avant son accident, on lui refuse une rente six ans plus tard. Opérations supplémentaires, dépression, nouvelles interventions de ses médecins, recours en justice se suivent, débouchent sur de nouvelles expertises, elles-mêmes remises en cause alors que d’autres opérations surviennent. Ce Jurassien, père de famille, dépend de l’aide sociale depuis quinze ans et ce n’est pas terminé. Chez Indemnis Jura, on estime que des dizaines de Jurassiens sont concernés par un parcours chaotique à l’Assurance invalidité. GM