«À l’État, le handicap doit devenir l’affaire de tous»

(24heures.ch)

Après vingt-six ans passés à la tête de Pro Infirmis Vaud, Monique Richoz prend sa retraite à la fin du mois.


Monique Richoz a dirigé Pro Infirmis Vaud de 1992 à 2018, une période charnière pour la section qui a quadruplé son budget dans ce laps de temps. Image: Odile Meylan

 

Dans le domaine du handicap, l’expertise de Monique Richoz ne se discute pas. Directrice de Pro Infirmis Vaud depuis 1992, la Morgienne d’origine, diplômée de l’École d’études sociales et pédagogiques, prendra sa retraite à la fin du mois. À l’époque assistante sociale, présidente de la corporation, elle avait postulé auprès de l’association «pour être plus proche de la population cible» à laquelle se dédie son employeur. «Et pour amener des projets, faire évoluer l’action.» Ce qu’elle aura fait vingt-six ans durant. Elle analyse le chemin parcouru par la cause qu’elle défend, et les ombres au tableau.

Après tant d’années, quel est votre état d’esprit?

Ce qui prédomine, c’est le sentiment que beaucoup reste à faire. Le temps passe si vite quand on est passionné. Au comité, on me dit: «Tu sais, il faut une génération pour que les choses changent vraiment». Et c’est vrai.

Justement, comment a évolué la perception du handicap?

Il y a eu un changement de paradigme avec le mouvement Independent living, né dans les années 70 en Californie et qui défend l’autodétermination de la personne. Il s’est répandu à travers le monde et en Suisse, c’est au début des années 90 que les pouvoirs publics ont commencé à y être sensibles. Jusqu’alors, on considérait que les professionnels savaient ce qui était bien pour la personne handicapée. Cela passait par une mise à l’écart de la société, dans des institutions spécialisées dotées de gros moyens.

De quelle manière cette révolution copernicienne a-t-elle touché le Canton?

Quand Pro Infirmis a repris ce discours, on s’est fait traiter de passéistes! Au début des années 90, le Canton de Vaud était fier de ses CMS, les premiers de Suisse, qui couvraient tout le territoire avec des prestations de soins à domicile. Interdit de critiquer ce système. Même s’il est calqué sur les besoins des personnes âgées et ne convient pas si ceux du bénéficiaire sont différents. En 1993, j’ai un nouveau client. Son père, tétraplégique après un accident, refuse d’aller en institution et veut rester chez lui. L’assistante sociale s’est dit: «Il faut lui permettre d’employer lui-même son aide à domicile.» Huit ans plus tard, nous avons lancé le projet PACHA. La personne engage son personnel, le gain en qualité de vie est indéniable, et ça coûte moins que le CMS. L’idée fut difficile à faire passer. En séance, un chef de service a même lâché: «Enfin! Un handicapé ne va tout de même pas signer un contrat de travail comme employeur!» L’État nous a quand même suivis et a ouvert une brèche. D’autres organisations se lancent également. La Confédération s’est intéressée à ce modèle. Il est en vigueur dans toute la Suisse à présent.

Le maintien à domicile remet en question la mission même des institutions. Quel est leur avenir?

Elles doivent rebondir, changer de mission, exploiter leur expertise autrement. Le fait est qu’elles ont un poids politique énorme, hérité du passé. Souvent, des députés siègent dans leur conseil de fondation et leur servent de relais. On voit que les établissements d’enseignement spécialisé freinent devant la philosophie de l’école inclusive. De manière générale, les institutions représentent aussi une forme de sécurité pour les familles, un gage de sérieux. Mais leurs bâtiments ont souvent été construits à l’extérieur des villes et des villages, car à l’époque on cachait le handicap. Cela ne contribue pas à sa pleine intégration dans la société.

Le regard sur le handicap a tout de même changé en trente ans?

Oui, avant, on était surtout dans l’apitoiement. Mais globalement, la définition même du handicap a changé: dans les années 90, les travaux de l’anthropologue Patrick Fougeyrollas sur les «processus de production du handicap» vont souligner que si l’environnement est plus ou moins inadapté, la personne sera plus ou moins en situation de handicap. Installer une boucle magnétique dans un auditoire ou une église permet à un malentendant d’avoir une réception parfaite et gomme son handicap, par exemple. C’est dès lors l’espace public qu’il faut repenser et aménager.

Sur ce plan-là, de réelles avancées?

La loi sur l’égalité pour les handicapés, qui était un contre-projet à l’initiative «Droits égaux», est entrée en vigueur en 2004. Elle ne va pas très loin. Seules les nouvelles constructions ou celles faisant l’objet de grosses rénovations doivent être accessibles; l’environnement bâti est donc peu touché.

N’est-ce pas qu’une question d’argent?

Évidemment, quand on veille à l’adaptation au moment d’élaborer les plans, la majoration du coût est minime voire inexistante. Mais ce que nous appelons les facilitateurs, comme les lifts, les rampes, les signalétiques claires, sont en fait utiles à toute la population. Ce que nous demandons, c’est que le coût de l’aménagement ne soit pas à la charge du social, mais du département dont le projet émane. Et cela ne vaut pas que pour les constructions. Un exemple: pourquoi est-ce le Service des assurances sociales et non celui des Affaires culturelles, le SERAC, qui finance l’adaptation de spectacles pour les aveugles? Le SERAC ne pourrait-il pas subordonner ses subventions à l’adoption de mesures en faveur des personnes handicapées? On ne cesse de déplorer l’augmentation des charges liées au social. En faisant supporter ces coûts par tous les services concernés, le handicap deviendrait l’affaire de tous.

Est-ce que l’économie privée s’ouvre aux handicapés?

Pas assez. Mais est-ce qu’on donne les bons outils, les bonnes formations, aux personnes handicapées? Sont-elles employables dans ce marché de plus en plus compétitif? On sent une volonté forte de l’Office fédéral des assurances sociales pour qu’elles puissent travailler. Les offices AI font de gros efforts pour communiquer sur le nombre des mesures d’insertion professionnelle – cours, aides pour préparer un CV, un stage, etc. – qui sont en hausse dans le canton de Vaud. Hélas, le nombre de postes de travail que l’AI arrive réellement à décrocher pour les rentiers stagne. Il y en a eu 595 en 2012, et 557 en 2017. Il est admis que le taux de personnes handicapées dans la population reste stable, autour des 10%, elles sont donc de plus en plus nombreuses du fait de la démographie. À côté de ça, le nombre de rentiers ne cesse de diminuer: ils étaient 230 300 il y a cinq ans, 218 000 l’an dernier, car les conditions de l’éligibilité ne cessent de se durcir. Que deviennent les autres? Nombreux se retrouvent à la charge des cantons.

L’accès à la rente AI reste la source de préoccupation majeure?

Oui. La qualité de vie des personnes handicapées s’est globalement améliorée, mais on rend plus difficile l’obtention d’une rente. De plus, la Confédération n’adapte pas le montant des subventions dédiées au conseil social, prestation de base que Pro Infirmis dispense, et durcit les critères pour en bénéficier. Depuis peu l’OFAS, pour nous verser des subsides, exige que la personne que l’on conseille soit reconnue par l’AI. Il ne reconnaît donc plus le travail consistant à aider quelqu’un à faire valoir son droit à une rente. Voilà le tableau actuel et cette ombre-là est très préoccupante.