Le handicap en temps de Covid-19

(La Liberté)

Le déconfinement nous oblige à repenser «l’avant-» et «l’après-crise». Et nos vulnérabilités…
Gilles Labarthe

Interview Ménagères, nounous, auxiliaires, indépendants… la crise du coronavirus a fait des ravages chez «toutes ces personnes qui, privées d’un revenu du travail suffisant, se sont retrouvées sans ressources et parfois sans droits, le travail social et sanitaire de proximité prenant des allures d’action humanitaire», avertit Émilie Rosenstein. sociologue. Dans un article qui vient d’être publié, cette chercheuse à l’Université de Genève, spécialisée dans les questions d’inclusion et d’exclusion, nous invite à repenser la place que nous laissons -ou pas – à d’autres «oubliés»: les handicapés.

Sur quoi portent vos recherches actuelles?

Émilie Rosenstein: Je travaille sur les politiques sociales et du handicap, en lien avec l’assurance-invalidité (AI) particulièrement. Mes questions portent sur la capacité de ces politiques à intégrer leurs bénéficiaires,notamment sur le marché du travail, perspective qui reste limitée en matière de potentiel d’inclusion. Ces derniers mois dans le cadre d’un mandat pour Les Colis du Cœur. j’étudie les mesures d’aide alimentaire d’urgence mises en place à Genève Avec le professeur Jean-Michel Bonvin, nous nous intéressons aux effets de la crise actuelle sur les personnes les plus démunies. Le Covid a secoué pas mal de choses, y compris pour les chercheurs en sciences sociales.

Comment parler de la situation du handicap en Suisse?
Et en chiffre?

Vaste question…De manière générale, la population en situation de handicap est en temps normal déjà passablement ignorée, sous-représentée. On ne la voit pas dans les médias. La crise du Covid a renforcé cette impression. Les chiffres? Cette population représente 1,7 million de personnes en Suisse, soit une très large population, très hétérogène: les handicaps ne se ressemblent pas. Par chance, les structures associatives dans le domaine du handicap sont assez importantes, elles peuvent être mobilisées pour défendre leurs droits. Une tendance se dégage ces dernières années, avec un accès aux prestations AI plus restrictif. Seuls 12% des personnes concernées bénéficieraient aujourd’hui d’une rente AI. Beaucoup de personnes doivent aborder le handicap sans aide spécifique. Parmi les personnes dites «fortement limitées». on estime qu’une sur quatre est confronté à un risque de précarité, d’autant plus important en période de crise, faute de suivi, d’accès aux soins et à l’emploi, d’insertion sociale: elles ont moins d’opportunités que la moyenne, et plus d’obstacles à surmonter.

En quoi cette situation de pays voisins?

En Suisse. prés d’une nouvelle rente AI sur deux est octroyée pour des raisons psychiques.Nous devons revoir nos préjugés, et l’image type personnes en chaise roulante. qui domine dans nos représentations de la vulnérabilité.

Plusieurs personnes handicapées ont dénoncé leur «quasi-invisibilité» dans les médias alors que les mesures sanitaires les ont encore davantage exclues de la société et des soins de proximité…

Il faut insister en effet sur le rôle des médias: en France, les statistiques du Conseil supérieur de l’audiovisuel (l’autorité de surveillance, ndtr) montrent que les handicapés font partie des intervenants qu’on voit le moins à la télévision. Ils ne sont pas présents pour différentes raisons:manque d’accès aux opportunités, difficultés à sortir. mais aussi discrimination et stigmatisation dans l’espace public. Le handicap a un effet repoussoir. Par rapport aux travaux que l’ai menés, le sentiment de solitude qu’ils éprouvent est très avéré.Cela rejoint d’autres études qui montrent que leurs contacts sociaux sont très inférieurs, au regard des personnes non handicapées. L’Office fédéral de la statistique a d’ailleurs un indicateur qui montre qu’environ 50%d es personnes handicapées se sentait seules, contre 30% pour la population générale.

Vous évoquez aussi les « étapes» de la crise, depuis le Covid ou la colère face aux privations, en passant par l’acceptation ou l’abattement… En quoi le vécu des personnes handicapées peut-il nous aider à comprendre ce que nous traversons tous?

L’expérience du handicap est fondamentalement singulière et difficile à communiquer. Elle renvoie à différents mots, à des étiquettes, comme la maladie,les étapes de deuil entre un «avant» celui de la santé, et un «après», fait de vulnérabilité, d’isolement, d’incertitude de l’avenir. Ce que nous vivons avec cette pandémie y ressemble beaucoup. Elle nous a tous atomisés, à des degrés divers. Elle nous a tous mis à l’arrêt, nous a forcés à composer. Elle nous a appris que nous ne pouvons pas seulement nous considérer comme des acteurs performants de l’Industrie. de l’économie, mais que nous sommes tous plus ou moins vulnérables à certains moments. Les mesures de confinement étaient très strictes par rapport au déconfinement, et nous interpellent sur nos capacités d’adaptation. Maintenant,nous devons naviguer avec des régles beaucoup moins précises.Il nous est difficile d’être certains qu’on fait bien les choses. Nous vivons un moment plus flou, où nous devons redéfinir les règles pour soi-même, mais aussi pour les autres, Et sans savoir pour combien de temps, ce qui génère un surplus d’anxiété.


«La population en situation de handicap est en temps normal déjà passablement ignorée» Émilie Rosenstein

 

Du confinement au déconfinement quelles leçons en tirer afin qu’elles ne soient pas à nouveau «oubliées» dans la course vers la «reprise» économique?

Dans les deux cas, les personnes en situation de handicap ont subi un fort isolement qui vient accentuer les discriminations qu’elles connaissent d’ordinaire.Ce qui me parait important c’est de prendre le temps d’écouter ce qu’elles ont à nous dire, sur ce qui s’est passé et sur ce qui se passe aujourd’hui, en matière de privation, de sacrifices, de changement. On ne les consulte pas ! Or, il faut cesser de construire des politiques sociales pour elles, mais sans elles. Elles devraient être partie prenante. Il en va de même pour la recherche: elle doit se faire davantage avec elles, en co- construisant nos objets d’étude, en prenant en considération les enjeux qu’elles nous signalent. Nous devons nous intéresser aux coûts non seulement économiques, mais aussi psychiques et sociaux que cette crise a engendres. Et parmi les leçons que je retiens: apprendre à penser tous les individus comme vulnérables. Nous sommes tous exposés un jour ou l’autre à des risques. Le Covid l’a bien montré »


Témoignage:

«Je fais partie des personnes piégées dans cette histoire »

«Pour moi. le type de handicap, c’est un diagnostic de schizophrénie, posé déjà à l’âge de 17 ans. Après une première psychose à 16 ans, je me rappelle la scène du médecin qui m’a dit: «Vous n’aurez jamais d’enfants, ni de vie sociale, ni de travail»

La jeune femme(*) qui nous apporte ce témoignage a aujourd’hui la trentaine et vit en Suisse romande. Depuis ce diagnostic, elle s’est battue: études supérieures, spécialisation…jusqu’à trouver une activité professionnelle. Puis, il y a eu cette rechute; «Il y a trois ans,j’ai fait une nouvelle crise. Le problème, c’est qu’on n’est pas toujours bien conscients de sa propre maladie.

Il m’est difficile de communiquer à ce sujet» Les maladies psychiques forment la majeure partie de ces «handicaps invisibles», si douloureux à faire valoir auprès de l’AL Elle évoque plusieurs autres écueils, à commencer par les préjugés tenaces («dans les films policiers, le tueur est toujours un dangereux psychopathe »); une forte discrimination envers les individus vulnérables; l’absence de lois stimulant l’embauche dans les entreprises; Les mesures récentes autorisant les assureurs à recourir à des détectives afin d’enquêter sur de possibles abus à la rente Al…

Pendant le confinement, «La situation était compliquée pour moi, dit-elle encore, comme j’ai déjà tendance à analyser les choses de manière altérée…»

Et ces dernières semaines?

«J’ai l’impression qu’on marche sur Le fil. Ce que je trouve frappant, étant donné que je fais moi-même partie des personnes à risques qui se sont retrouvées piégées dans cette histoire, c’est que le déconfinement est allé très, très vite. Les politiques ont voulu avant tout sauver L’économie. En bref on demande aux personnes âgées et vulnérables de rester chez elles et aux personnes actives de retourner au travail.» GIL

(*)Identité connue de La rédaction. La personne tient à rester anonyme et taire et le domaine de son activité de peur d’être reconnue.



«Nous devons nous intéresser au coûts non seulement économiques, mais aussi psychiques et sociaux que cette crise a engendrés», plaide la sociologue Emilie Rosenstein- Corinne Aeberhard