L’Autisme en Suisse Romande

(Psychologie & Erziehung P&E)

Entretien avec Loriane Carron, éducatrice spécialisée et directrice de l’Association Eliézer en Valais.


Loriane Carron

 

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager dans la prise en charge des personnes avec autisme ?
Quel parcours avez-vous suivi jusqu’à la création de l’Association Eliézer?

J’ai grandi dans une fratrie de quatre avec un frère, plus jeune, à qui on a diagnostiqué une déficience intellectuelle. Quand il était petit, on suspectait de l’autisme mais l’évaluation a finalement montré que ce n’était pas le cas. Du coup, c’est quand même quelque chose qui m’est resté en tête, j’avais entendu parler de l’autisme depuis toute petite. En grandissant, durant la période du cycle d’orientation, j’ai su que je voulais devenir éducatrice spécialisée.

J’ai participé à des camps avec Insieme-Valais ce qui m’a mise en contact avec différentes formes de handicap, notamment l’autisme. Plus tard, durant l’été de mes 17 ans, j’ai lu le livre de Donna Williams intitulé «Si an me touche, je n’existe plus»(1). Donna est elle-même diagnostiquée «Asperger» et j’ai trouvé que ce qu’elle écrivait était tellement passionnant qu’en refermant le livre, je savais que je me spécialiserais dans la prise en charge des personnes avec autisme. Ensuite, ça ressemble à un chemin tout tracé: j’ai suivi ma formation d’éducatrice la HES-S0 de Sion (2), à l’époque , avec un travail de Bachelor sur le thème de l’autisme défendu en 2006.

Ensuite j’ai commencé à travailler à la Cité du Genévrier à St-Légier dans le canton de Vaud. J’ai appris un peu par hasard que l’Université de Fribourg proposait un CAS en autisme et je me suis inscrite à la première volée. J’ai été admise, et avec l’accord de la Cité du Genevrier, je me suis spécialisée entre 2009 et 2011. A l’époque je travaillais dans un groupe pour personnes qui passaient pour être les plus difficiles de l’institution. On faisait du « un pour un », c’était une prise en charge det roubles du comportement et j’ai adoré ça parce que je n’aime pas me reposer sur mes lauriers. Cela me poussait à la réflexion pour essayer de comprendre ce qui pouvait être adapté, et c’est à ce moment que la direction m’a demandé si j’ étais d’accord de créer un groupe pour jeunes adultes avec autisme au sein de la Cité. Je l’ai fait et je suis restée encore deux ans et demi dans cette structure avant de travailler en école spécialisée.

C’est au cours d’une discussion avec un copain que j’ai eu l’idée de développer un même genre de groupe en Valais, un groupe qui pourrait bénéficier dune structure existante comme la FOVAHM (3) ou la Castalie (4). Nous avons eu une réunion avec l’État du Valais durant laquelle an m’a expliqué que mon idée ne répondait pas aux besoins du moment de ces institutions. Je venais alors de rejoindre le Comité d’Autisme Valais, et cela m’a permis de faire émerger et mieux comprendre les besoins en matière d’autisme dans ce canton.


1 Donna Williams (1992). Si on me touche, je n’existe plus :le témoignage exceptionnel d’une jeune autiste.Paris:R. Laffont, coll. « Vécu »
2 Aujourd’hui, le cursus en travail social est proposé à la HES-SO de Sierre
3 Fondation valaisanne en faveur des personnes handicapées mentales
4 Centre médico-éducatif pour enfants et adultes présentant une déficience intellectuelle ou un polyhandicap


J’ai réfléchi à cette question pendant quatre ans, et lorsque mon projet a été assez solide, j’ai quitté mon emploi précédent et je me suis encore consacrée pendant un semestre à la création de l’Association Eliézer qui a vu le jour en janvier 2017.

D’où vient le nom Eliézer?

J’adore le prénom Elie et il se trouve qu’Eliézer est aussi un prénom. Je l’ai entendu plusieurs fois au moment de créer l’Association alors que je ne l’avais jamais entendu auparavant. Je me suis dit qu’un prénom ça pouvait passer, pour le nom d’une Association, et je voulais surtout éviter de stigmatiser les personnes en mentionnant «autisme» ou «Asperger». Du coup Eliézer ça passe un peu inaperçu (rires).

Qu’offre l’Association Eliézer?
Avec qui collabo-rez-vous en Valais ?

Au début, je suis restée seule pendant deux ans avec mon projet. J’offrais un petit panel de prestations. Ce n’est qu’en janvier 2019 que j’ai pu engager un éducateur, puis deux psychologues avec qui la collaboration a commencé en avril 2019. En tant qu’éducateurs, nous offrons du coaching sur mandat de l’Al dans le cadre des mesures d’insertion professionnelle. Cela constitue la plus grosse part de notre travail.

Nous offrons aussi du coaching sur mandat de Pro Infirmis (5) pour des jeunes qui sont au bénéfice ou en attente d’une rente Al et qui auraient besoin de travailler certaines compétences pour pouvoir ensuite se réinsérer soit sur le premier, soit sur le second marche du travail.

Nous intervenons également à domicile pour augmenter l’autonomie et les compétences sociales des personnes. Une de nos psychologues est formée à l’intervention précoce avec les tout petits enfants et leurs parents. Nous offrons également des supervisions individuelles ou d’équipe, et depuis dernier,nous proposons d’évaluer des adultes en vue de poser le diagnostic de trouble du spectre de l’autisme (TSA).

Pour cela, nous collaborons depuis peu avec un médecin psychiatre du Centre Les Toises d Sion. Il procède un diagnostic différentiel et s’il suspecte un TSA, il renvoie la personne vers notre collaboratrice psychologue qui fait passer l’ADOS-2 et l’ADI-R(6)». En revanche, nous réorientons les demandes d’évaluation qui nous sont adressées pour les enfants et les adolescents vers le service de pédopsychiatrie parce que les coûts de cette démarche sont pris en charge par la LAMaI.

Nous proposons encore des formations et sensibilisations aux centres de formation professionnelle ou auprès des (hautes) écoles sociales qui nous en font la demande. Nous recevons également des groupes de parents, en collaboration avec des pédopsychiatres, à Martigny et à Sion. Finalement, je propose aussi à des groupes d’adolescents et à des groupes de femmes de travailler au-delà des seules compétences sociales qui sont souvent associées comme posant problème aux personnes avec autisme. Avec ces groupes, nous réfléchissons à des techniques d’apprentissage alternatives et explorons ce qui peut être adapté en matière d’organisation en général, ou encore aux moyens de gérer la fatigue.

Êtes-vous amenée à collaborer avec d’autres cantons ?
Quels sont les équivalents de l’Association Eliézer en tant que pôle de compétences dans les autres cantons romands ?

Depuis que nous sommes inscrits dans le catalogue de l’AI Valais, nous avons automatiquement été intégrés au catalogue de l’AI Vaud et de L’AI Fribourg. Pour le moment, nous avons un mandat de l’AI Fribourg pour un jeune qui étudie en Valais. Dans l’autre sens, je pourrais référer une personne valaisanne qui s’en irait étudier ou travailler à Fribourg auprès de Marc Segura qui est consultant en autisme et job coach là-bas.

Je connais très bien également les membres fondateurs du Centre Enikos qui se profile comme pôle de compétences en autisme à Neuchätel et pour le Jura dans une certaine mesure également. Je connais peu de personnes à Genève, si ce n’est Hilary Woo (7) qui est très bien formée en interventions précoces. Sinon, nous avons plusieurs collaborations avec l’Al Vaud, notamment par le biais de nos contacts avec la Consultation Libellule à Lausanne» (8).


5 La Fondation Emera, en Valais
6 Cf. www.hogrefe.fr
7 Hilary Wood de Wilde est une psychologue canadienne, elle dirige le Centre de consultation spécialisée en autisme ainsi que le Centre d’intervention précoce en autisme pour l’Office médico-pédagogique à l’Etat de Genäve
8 wwvv.libellule.ch


La Dr Mandy Barker est spécialisée dans les TSA associés à d’autres diagnostics comme le haut potentiel (HP) ou les troubles neuro-développementaux de type «dys». Elle pose les diagnostics, assure le suivi thérapeutique et me met en contact avec certaines situations ou avec d’autres instances dans le canton de Vaud. Nous espérons développer une collaboration avec la consultation psychologique de l’EPFL également. Je n’ai pas encore rencontré l’équipe du Centre Cantonal Autisme à Lausanne (ndr. Sous la direction de la Prof. Nadia Chabane) mais j’ai déjà été contactée par des psychologues qui y travaillent pour savoir dans quelle mesure il est possible d’intervenir au domicile de l’enfant comme le font les pédagogues de l’Office Éducatif Itinérant (0E1) en Valais par exemple.

Est-ce que les grands centres universitaires comme Genève et Lausanne disposent de moyens spécifiques pour le dépistage et l’intervention précoce ?
Quels sont les avantages que l’on trouve à intervenir très tôt?

C’est intéressant parce que les centres universitaires disposent de plusieurs professionnels, ce qui leur permet d’établir un diagnostic en pluridisciplinarité. C’est un gros avantage de bénéficier du point de vue des uns et des autres, c’est complet et riche. En Valais, ça va se développer. On tend à ça. Les interventions précoces misent sur la plasticité neuronale encore très importante chez le nourrisson et le très jeune enfant, cela maximise l’impact du travail qui est fait et augmente la capacité de l’individu à s’adapter et à s’intégrer dans son environnement.

En quelque sorte, on récolte les bénéfices de l’intervention précoce au moment de l’adolescence où le travail sur les compétences à s’adapter est alors beaucoup moins conséquent. Dans les faits, il arrive souvent qu’un fonctionnement à haut potentiel (HP) masque un TSA. L’enfant HP passe les tests psychologiques, et si l’évaluateur n’est pas spécialisé en autisme, il peut ne pas repérer les signes d’un TSA. On explique donc les écueils du développement d’un tel enfant par un tableau HP et ce n’est que vers l’âge de 12 ans, alors que les compétences sociales deviennent plus abstraites, que le fonctionnement autistique est alors clairement identifié. C’est tard, l’enfant est déjà bien engagé dans des habitudes relationnelles au sein desquelles il ne reconnait pas les intentions de l’autre. II considère comme normales des interactions qui ne devraient pas l’être. Dans ces cas, on observe souvent des problèmes de harcèlement et de dépression. On voit donc l’intérêt qu’il y a à ce que les professionnels de l’enfance soient bien formés de sorte à ce qu’ils reconnaissent les signes d’un fonctionnement autistique et
puissent se représenter les difficultés d’adaptation et de compréhension que cela suppose pour un individu.

Je me rappelle que durant le CAS en autisme, on m’avait dit que les grands-mères sont souvent les meilleures diagnosticiennes. Avec leur premier enfant, les parents n’ont pas de point de comparaison pour reconnaitre ce qui relève d’un fonctionnement neuro typique ou autistique. Ils sont moins sensibles aux comportements étranges alors que les grands-parents se diront plus facilement que tel ou tel petit enfant réagit différemment de ce qu’ils ont pu connaitre avec leurs propres enfants

Durant les cinq premières années, quels sont les signes à ne pas manquer?

Le premier, qui fait peut-être un peu cliche, c’est la poursuite du regard. Mais cela ne suffit pas. Un autre signe,au niveau corporel, peut être une rigidité trop importante ou au contraire trop basse. Un signe important relève de la préférence visuelle pour les figures humaines, respectivement pour des objets chez l’enfant avec autisme.L’absence de babillage à une année est aussi un signe ou encore la capacité d’attention conjointe et la présence ou absence de pointage proto-déclaratif.

Le sourire adressé est également un signe important du fonctionnement social. Au niveau du jeu, l’incapacité à faire semblant est aussi un facteur de risque – par exemple, lorsque l’enfant ne joue pas à faire rouler une petite voiture mais la retourne et se concentre plutôt sur le mouvement des roues. C’est le cumul de ces signes observables qui doit faire penser à un fonctionnement autistique.

Quels sont les besoins en matière d’intégration à l’école pour un enfant avec autisme?

Le premier besoin est le travail sur les compétences sociales. Ça va permettre à l’enfant avec autisme de comprendre son monde. Apprendre à comprendre la pensée de l’autre. Un autre travail important porte sur la gestion du stress et des angoisses. Apprendre à supporter ce qui n’est pas prévu ou ce qui change par rapport à ce qui était attendu. Travailler aussi sur l’atténuation des troubles sensoriels.

On devrait d’abord calmer tout ce qu’il se passe au niveau sensoriel. C’est comme quand on a faim, il peut nous arriver de nous montrer agressifs envers les autres. Du coup, si on diminue un peu les facteurs d’hypersensibilité, on peut se sentir mieux dans les interactions sociales aussi. Ensuite an peut mieux gérer les angoisses si an comprend ce qui se passe dans le corps et qu’on distingue ce qui relève de l’hypersensorialité ou de l’angoisse à proprement parler. Pour un enfant avec autisme, le fait de savoir qu’il va être confronté au bruit peut générer de l’angoisse avant même que le bruit ne soit concrètement perceptible.

Quels sont les besoins d’un jeune adulte au moment de son intégration professionnelle?

On retrouve les mêmes besoins que pour les enfants scolarisés en termes de gestion des émotions et des interactions sociales. A cette étape du développement, on observe aussi des lacunes au niveau de l’organisation, des méthodes de travail et des stratégies d’apprentissage,qui n’ont souvent pas suffisamment acquises à l’école. C’est peut-être un point qui mériterait d’être plus travaillé durant la scolarité obligatoire.

Je rencontre souvent des jeunes adultes qui ont traverse l’école primaire et le cycle d’orientation sans trop de souci, et pour qui ce type de difficulté apparait lorsque les exigences en matière d’autonomie augmentent d’un cran, en particulier dans le contexte dune place d’apprentissage. Jusqu’en fin de scolarité obligatoire, les enseignants suivent de près les élèves dans l’organisation de leur travail. C’est peut-être pour rester dans un contexte de travail qui leur est familier que de nombreux jeunes choisissent de poursuivre leur formation dans une école de commerce, de culture générale ou au collège. Ce qui est connu réduit le niveau d’angoisse, et même si cela implique une masse de travail supplémentaire, la continuité par rapport à ce qui se passe à l’école rassure et augmente le sentiment de pouvoir réussir.

Au sein d’une entreprise formatrice, les rections d’un jeune apprenti avec autisme ne sont pas toujours comprises par le patron et les employés, respectivement, le jeune ne comprend pas toujours les attentes de son formateur. L’Association Eliézer en Valais, Enikos à Neuchätel ou Marc Segura à Fribourg interviennent aussi pour faire le lien entre ces deux mondes.

Si quelqu’un postule à l’Association Eliézer, qui engagez-vous?

J’engage principalement des éducateurs spécialisés en autisme, des psychologues spécialisés en autisme, des formations de niveau universitaire/HES. La raison première est que l’Al demande que les intervenants au sein de l’Association soient des personnes formées au niveau tertiaire. J’invite les postulants intéressés par l’autisme à se spécialiser avant de les engager. II y a tellement de petits détails dans l’autisme qu’il faut bien connaitre tout ça pour pouvoir bien comprendre et aider.

Dans un coaching sur mandat de l’Al par exemple, je suis parfois amenée à rencontrer des parents aussi. Ils sont les spécialistes de leur enfant bien sûr, mais il faut parfois leur amener juste une autre compréhension du fonctionnement en les rendant attentifs au fait que leur enfant a de la peine généraliser ce qu’il apprend dans un contexte donne. Si on n’est pas forme en autisme, on risque de passer à côté de cela. On peut peut-être passer à côté de la pensée en détails, ne pas identifier un trouble sensoriel. C’est pour ces raisons que je préfère engager des personnes déjà formées en autisme, je n’ai pas le temps de superviser leur travail et de les former.

Quelles perspectives pour l’Association Eliézer en Valais?

Un groupe de travail cantonal créé il y a environ deux ans s’est penché sur la question de l’autisme en Valais et vient de rendre son rapport. L’Association Eliézer trouve sa place par rapport aux besoins et va pouvoir s’intégrer aux mesures proposées pour l’accompagnement des personnes avec autisme. On m’a même laissé entendre que j’ai crée l’Association Eliézer au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. Je me réjouis donc de voir ce qui va émerger de ce constat et de toute façon, l’Association Eliézer ne sera jamais à court de projets pour révéler les compétences des personnes avec autisme et des collaborateurs qui se proposent de les accompagner.

Propos recueillis et mis en forme par Nicolas Zufferey,psychologue-psychotharapeute au Service Cantonal de la Jeunesse, État du Valais.

Autorin:Loriane Carron