Aménager et informer: deux pistes pour les personnes à mobilité réduite

(Bilan)

Alors que l’accessibilité des personnes à mobilité réduite est inscrite dans la loi depuis 2004, de nombreux lieux et infrastructures ne seront pas prêt·e·s à temps pour l’échéance de 2024. Entre chantiers à mener, mentalités à faire évoluer et aménagements à recenser, tour d’horizon d’enjeux majeurs pour des centaines de milliers de personnes en Suisse.

14. mars 2021, Matthieu Hoffstetter
Début février 2021, l’Office fédéral des transports publie un rapport sur l’accessibilité dans les gares et arrêts ferroviaires: selon ces données, à fin 2019, sur 1800, à peine plus de 900 gares et arrêts du pays (sur un total de1800) étaient en conformité avec la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées. Certes, 54 gares ont bénéficié de travaux en ce sens au courant de l’année 2020, dont des hubs avec un fort trafic passager, ce qui pousse l’OFT à dire que «66% de l’ensemble des voyageurs bénéficient désormais de ces aménagements». Mais à l’horizon du1er janvier 2024, le nombre total de gares aménagées ne devrait pas excéder les 1350. Soit encore 25 à 29% des gares et arrêts difficiles voire impossibles d’accès autonome et spontané pour les personnes à mobilité réduite.

Deux décennies après le vote de la loi LHand qui prévoyait de mettre fin aux discriminations architecturales et urbanistiques, le réseau ferroviaire dont la Suisse, fierté nationale, reste loin des objectifs décidés par le parlement. «Il faut cependant mettre en regard l’état des lieux chez les CFF avec la situation globale, et notamment dans le domaine des transports, nuance Marc Butticaz, de Pro Infirmis. Les CFF, bien qu’en retard, sont quelque peu plus avancés que d’autres acteurs des transports publics». Un élément confirmé par sa collègue Nicole Woog,qui explique que «pour les gares et arrêts gérés par les CFF, le taux de conformité sera meilleur que chez les autres acteurs du transport ferroviaire». Plus inquiétant encore: «seuls 7 à 10% des arrêts de bus sont aux normes», ajoute Nicole Woog.

Sensibilité des architectes

Un constat que fait également Nicole Woog, qui évoque l’aménagement d’arrêts de bus dans le canton de Fribourg pour lesquels plusieurs recours ont dû être déposé: la plateforme était certes surélevée, mais le différentiel entre son sommet et la hauteur des bus rendait difficile l’entrée ou la sortie de fauteuils roulants. «Finalement, on a eu gain de cause et les chantiers vont être revus avec des hauteurs adaptées», se réjouit Nicole Woog.Comment expliquer cette prise en compte parfois lacunaire ou inadaptée des besoins des personnes à mobilité réduite, 17 ans après le vote de la loi? «Aux Etats-Unis par exemple, il y a eu une culture de protestation et la prise en compte des cas des vétérans de guerre, population plus reconnue par les autorités qui ne pouvaient ignorer leurs problèmes et ont fait le maximum», observe Marc Butticaz. En Suisse, le handicap est moins souvent issu du service de la nation. Donc les personnes qui en sont atteintes bénéficient moins de cette aura du héros et de l’attention des autorités.

Souvent, le problème réside également dans une méconnaissance des difficultés des personnes à mobilité réduite par les responsables des projets. «Cela tient parfois à la sensibilité des maîtres d’ouvrage et des architectes, aussi des autorités de la construction (communes ou cantons) qui ne sont pas toutes outillées pour vérifier que les conditions soient remplies. Certes il y a des associations. Mais c’est difficile d’avoir un œil sur tous les projets. Et aller voir sur le terrain chaque chantier, c’est irréaliste avec les ressources qui sont les nôtres», déplore Marc Butticaz.

Face à cette situation, la sensibilisation peut constituer un moyen de lutter contre des projets inadaptés. Dans le canton de Vaud, l’AVACAH (Association vaudoise pour la construction adaptée aux besoins des personnes atteintes de handicaps physiques ou sensoriels) veut prendre le problème à la source. «Nous avons commencé depuis quatre ans sous mandat du canton à contrôler le suivi des recommandations. Il y a souvent des détails qui échappent aux concepteurs et sont revus suite à nos recommandations. Souvent il s’agit une méconnaissance du vécu, ce qui nous pousse à placer des architectes dans un fauteuil roulant pour qu’ils se rendent compte des besoins», explique Jean-Michel Péclard, délégué technique de l’association vaudoise.

Un surcoût limité pour le neuf

En 2019, l’AVACAH a contrôlé 758 projets soumis à enquête publique et déposé 312 oppositions ou remarques. Ici aussi, la question des transports publics et notamment des arrêts de bus est cruciale. «Selon les normes, les arrêts doivent être à 22cm de haut. Nous avons dû faire un recours contre la Ville de Lausanne, notamment pour la nouvelle ligne olympique au bord du lac, et nous avons eu gain de cause», ajoute Jean-Michel Péclard.

Le surcoût financier peut-il expliquer la fréquence de ces soucis près de deux décennies après la prise en compte de ces enjeux par le parlement? «On parlait de 5% de coûts supplémentaires pour rendre les projets adéquats il y a quelques années, et c’est sans doute de moins en moins. Dans les transformations c’est un peu plus compliqué. Il y a la faisabilité dans certains cas. Cela ne doit pas dépasser 20% du montant des transformations», précise le délégué technique de l’AVACAH.

Et justement, face au château posé sur le lac, le Fort de Chillon qui vient d’être rénové pour accueillir du public a reçu la visite de l’AVACAH. «C’est un bâtiment historique et militaire pensé dans une logique militaire. Les couloirs sont très étroits, il y a beaucoup de seuils, de pentes assez raides, même certains plafonds sont très bas,…Cependant, lorsque le musée a ouvert, la préoccupation de ce dernier s’est porté sur la problématique de la mobilité réduite», explique Christophe Kaempfer, architecte en charge de la rénovation du bâtiment édifié en 1941à la demande du général Guisan. Si la solution envisagée actuellement pour les personnes à mobilité réduite réside dans des casques de réalité virtuelle, des aménagements architecturaux ne sont pas exclus à moyen terme.

Recenser et informer

En Valais, la problématique se pose avec la même acuité, notamment pour les lieux touristiques. En 2019, le canton a engagé une démarche pionnière avec une recension de plus de 7000 lieux liés au tourisme du Bouveret au col de la Furka. Une opération qui a coûté près de 700’000 francs, financée par l’État du Valais, la Loterie romande, la fondation Emera, Pro Infirmis et des partenaires privés. Ces données, plusieurs de ces partenaires vont les mettre à disposition du grand public. Car en Suisse, près de 20% de la population est temporairement ou durablement atteinte d’une forme de handicap. Soit 1,8 million de personnes. Au sein de Pro Infirmis, MarcButticaz travaille justement sur ce projet à l’échelle nationale. «Nous avons déjà identifié des milliers de lieux, pour lesquels nous fournissons une information détaillée quant à leur accessibilité, ou aux moyens mis à disposition des personnes en situation de handicap», explique-t-il.

L’information, c’est aussi le créneau qu’a choisi Alexandre Fallet, en partenariat avec Pro Infirmis. Après avoir créé en 2019 une association pour répertorier les lieux avec accès à mobilité réduite, il a mis en ligne en mai 2020 une plate-forme web akse.ch basée sur un modèle participatif: les utilisateurs peuvent contribuer à faire remonter et partager l’information. «Nous avons eu plus de 3000 utilisateurs depuis mai 2020. Et d’ici la fin du premier semestre 2021, nous allons créer une application smartphone multilingue (français-allemand-italien-anglais). Toujours sur un modèle participatif pour que les gens puissent faire remonter les informations et être acteurs du mouvement»

Pour lui, le besoin va bien au-delà des personnes souffrant d’un handicap: «L’idée est de penser aux personnes âgées, aux gens avec une poussette, voire même à une personne qui se déplace avec des bagages… On est souvent confrontés à nombre de situations peu agréables», explique-t-il. Et pour lui, la Suisse a pris du retard par rapport aux autres pays européens. Et la technologie peut être une alliée: «A Barcelone, à l’arrêt de bus, il suffit de presser sur un bouton avant l’arrivée du bus pour que le dispositif soit automatique déployé. En Suisse, il faut souvent encore faire signe au chauffeur et attendre qu’il vienne le faire, ce qui retarde tout le monde».

Pas question de tout voir en noir cependant. «Ces dernières années, cela a bien progressé. Mais il faut aussi répertorier ces lieux publics». En 2020, le Conseil fédéral lui-même s’est positionné sur des dossiers comme celui de la gare de Fribourg, avec une enveloppe de 110 millions de francs dévolue aux CFF pour la mise aux normes de celle-ci. «Ce genre de prises de position des dirigeants permet d’aller dans le bon sens», se réjouit-il. Et avec l’appui des utilisateurs de sa plateforme, cette recension progresse encore plus vite. En attendant que l’ensemble des lieux publics et des infrastructures soient rendu·e·s accessibles à tou·te·s…


De nombreuses infrastructures en Suisse restent difficilement accessibles pour les personnes à mobilité réduite.Crédits: Keystone

 


Alexandre Fallet. (Jo Simoes)