La photographe Aline Fournier et la force du handicap

(Le Temps)


Aline Fournier

 

La Valaisanne a perdu l’ouïe et la fonction de l’équilibre à l’âge de 3 ans, à la suite d’une méningite. Une souffrance qui se transforme en punch son appareil une fois entre les mains.

La fin du trajet se fait à pied, en remontant une des pistes de ski qui rejoint le départ de la télécabine de Tracouet, à Nendaz. Depuis trois ans, Aline Fournier vit, été comme hiver, perchée à 1650 mètres d’altitude, dans le mayen familial, construit pour l’estivage des vaches et qui se transmet de génération en génération depuis presque un siècle. Six mois durant, la neige est son quotidien. Les conditions de vie ne sont pas des plus simples, mais la photographe, atteinte de surdité, a ce besoin de fuir la civilisation pour se retrouver, pour s’accepter telle qu’elle est, avec son handicap.

«Je dois déconstruire ce que l’on m’a imposé depuis mon enfance. On m’a toujours dit que j’étais normale, mais ce n’est pas le cas.» Aline Fournier l’a saisi durant l’hiver 2015-2016, alors qu’elle était en résidence artistique en Islande. Lorsque les habitants du village dans lequel elle séjournait ont compris qu’elle était sourde, leur attitude a changé. Une réaction qui frappe la photographe en plein cœur. «Je suis sortie du magasin dans lequel je me trouvais en hurlant. J’ai crié et pleuré durant plus d’une heure», avoue-t-elle.

De l’engagement

C’est un véritable uppercut. «J’ai longtemps vécu dans l’illusion pour me protéger. A ce moment précis, j’ai saisi que la communication était quelque chose de facile, mais pas pour moi. J’ai compris que j’étais sourde.» Ce déclic intervient près de 26 ans après la méningite qui lui fera perdre l’ouïe et la fonction de l’équilibre, alors qu’elle a 3 ans. Il chamboule sa vie: «Jusque-là, j’avais mis mes émotions de côté. Est-ce de la colère, de la peur, de la tristesse? Je ne savais pas. J’ai dû réapprendre tout cela, à 30 ans.»

Cet épisode bouleverse également son quotidien de photographe. Durant trois années, elle n’immortalisera plus aucun modèle, pour se concentrer sur des lieux ou des natures mortes. Aline Fournier ne peut plus réaliser «des photos qui plaisent», ce qu’elle a pu faire par le passé, notamment lors de son passage par le monde de la pub, après son apprentissage de conceptrice multimédia. Elle ressent le besoin de faire un travail «engagé, qui a du sens». A travers ses mises en scène poussées à l’extrême, elle veut révéler «l’absurdité qui est partout, tout le temps, mais que les gens ne voient plus».

Son œuvre s’inspire de sa vie. Son œuvre ressemble à sa vie. «Dans mon travail, comme dans ma vie, on ressent la solitude ou la souffrance. Pas en première, mais en deuxième lecture. Lorsqu’on me rencontre, on découvre une femme souriante, enjouée, mais derrière cette façade, il y a une tout autre réalité.» Et dans son quotidien, l’absurdité qu’elle transpose dans son travail est également existante. «Il est difficile voire impossible pour moi de faire comprendre aux gens que je suis sourde, étant donné que je parle normalement. Pourtant cette surdité ne me quitte jamais. Je ne peux pas la mettre sur off.»


Portrait de Aline Fournier / Photo Sedrik Nemeth pour Le Temps

 

Sans la photo, son handicap est une souffrance, mais, grâce à son travail, il devient une force. «Lors d’une conversation, j’utilise la lecture labiale, un petit peu l’audio, grâce à mes appareils, mais tout le reste n’est que suppléance mentale. J’essaie de recomposer les phrases dans ma tête en temps réel. De même, je suis toujours aux aguets pour compléter visuellement les informations manquantes auditivement. J’ai ainsi développé la capacité d’absorber un grand nombre d’informations en permanence, de les analyser et de les filtrer dans la seconde. Par la force des choses, j’ai une vision périphérique plus développée et une capacité de concentration assez élevée», souligne-t-elle.

Loin dans le perfectionnisme

Ces instruments, Aline Fournier les met au service de son travail: «Cela est très pratique pour anticiper «un instant», pour le sentir arriver et le saisir dans les meilleures dispositions sur le moment ou pour le recréer.» La photographe avoue sortir de ses séances photos vidée, car son cerveau gère toutes les informations, «jusqu’au moindre détail», pour lui permettre de déclencher au moment parfait. «C’est le cas de tous les photographes, bien entendu, mais peut-être que chez moi, ça va encore un peu plus loin dans le perfectionnisme, grâce à ces capacités développées pour pallier le handicap.»


Portrait (noir/blanc) de Aline Fournier / Photo Sedrik Nemeth pour Le Temps

 

Ses shootings sont des moments hors du temps, imprégnés d’une énergie particulière. «A chaque fois, ce sont des morceaux de vie intenses, des rencontres où l’on crée ensemble. On double, on triple la qualité, la passion, la folie avec les collaborations. J’ai cette possibilité par la photographie d’explorer les choses en profondeur, de donner le meilleur de moi-même. Je vis quand je crée!» Depuis trois ans, Aline Fournier vit à travers son travail et se reconstruit dans cet extrême, qu’elle s’impose et qu’est la solitude, pour atteindre à nouveau l’équilibre et être elle-même lorsqu’elle retrouve la civilisation.


Profil:
-1986 Naissance en Valais.
-1990 Perte de l’ouïe et de la fonction de l’équilibre.
-2009 CFC de conceptrice multimédia, après une maturité gymnasiale.
-2012 Début de l’activité professionnelle indépendante à 100%.
-2018 Lauréate de la bourse à la mobilité du canton du Valais.