L’Art sans voir

(Le Courrier Genève)


Alix Fiasson et Roine Kouyo Ouamba devant la maquette du Lac de Thoune aux reflets symétriques (1909) de Ferdinand Hodler.SSG

 

A l’image du Musée d’art et d’histoire de Genève, plusieurs institutions suisses favorisent l’accès de leurs œuvres aux personnes aveugles ou malvoyantes. Enjeux

Samuel Schellenberg

«C’est pas parce qu’on a le sens de la vue qu’on sait regarder une œuvre.» Face à l’art, une bonne dose de relativisme est donc de mise, estime Isabelle Burkhalter, responsable de la médiation culturelle au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH). N’empêche, si la vue vous manque, l’exercice de compréhension d’une pièce se complexifie. Et même radicalement.

Ce n’est pas Roine Kouyo Ouamba qui dira le contraire, dans le dédale des espaces«beaux-arts» du musée encyclopédique. Et pourtant, aveugle dès la petite enfance, le Camerounais de 28 ans se fait intarissable lorsqu’il décrit ses artistes favoris. «J’adore parler de Hodler aux personnes de ce pays», s’esclaffe le jeune homme, arrivé à Genève il y a trois ans. «Roine a eu un coup de foudre pour ce peintre», s’amuse la médiatrice culturelle Alix Fiasson.

«Apprendre une oeuvre sans la voir demande trois fois plus d’effort»
Roine Kouyo Ouamba

Si nous avons rendez-vous au MAH, c’est pour parler du système de plans tactiles Virtuoz. A l’initiative de Roine Kouyo Ouamba, à l’époque en stage avec Alix Fiasson, le musée s’est équipé en pionnier de cet outil, jusqu’alors essentiellement développé pour des entreprises et autres lieux publics de France. Au MAH, deux types de plans ont été conçus pour l’étage des collections: un grand, à l’entrée, avec une présentation large; et des formats portables, avec plans des salles, que les personnes intéressées peuvent emporter avec elles.

Par des éléments interactifs en relief, l’instrument prévient par exemple qu’il y a «trois marches» et décrit certaines oeuvres, avec la voix d’Alix Fiasson – une option entièrement fonctionnelle en janvier prochain. «On parle beaucoup d’accessibilité mais rarement d’autonomie», note Roine Kouyo Ouamba, qui s’est formé à la communication d’entreprise à Yaoundé. Or ce n’est pas tout d’arriver jusqu’aux salles du MAH, encore faut-il pouvoir s’y repérer, ce que ce plan permet justement. Avec parfois des mises à jour à effectuer, notamment lorsque les commissaires piochent dans les classiques de la collection pour les expositions temporaires, créant des «trous» aux murs.

Démarche à expliquer

«Les personnes en situation de handicap sont 300 000 en Suisse, un nombre qui pourrait doubler d’ici 2050, entre vieillissement de la population et apparition de nouvelles pathologies», explique Isabelle Burkhalter. Rendre un musée accessible est donc loin d’être une lubie destinée à une minorité, ce qui a poussé le MAH à intensifier dès 2011 sa politique de médiation accessible. «Toute l’offre a été développée avec les personnes qu’elle concerne principalement, précise Isabelle Burkhalter. Et le premier public cible était celui des personnes aveugles ou malvoyantes, avec une approche multisensorielle et la volonté d’être inclusif plutôt que simplement accessible. C’est une démarche qui sert à tout le monde.» C’est aussi le cas du plan Virtuoz.

En 2011, il a fallu expliquer le choix de l’inclusivité, «préciser que non, les chiens pour aveugles ne vont pas faire pipi contre les statues, sourit Alix Fiasson. Or ce choix va désormais de soi.» Couronnement du processus, le musée reçoit en2019 le label Culture inclusive de Pro Infirmis, attribué aux institutions culturelles engagées sur la voie de l’inclusion et de la participation culturelle.Sur le gros milliers de musées que compte la Suisse, seule une trentaine sont labellisés.

«Regardez les rides et cette barbe!»

Lors de notre visite au MAH,dans la salle des Hodler, trois toiles se prolongent par des bas-reliefs réalisés par Ouitterie Ithurbide, cofondatrice de l’association vaudoise L’Art d’inclure avec Muriel Siksou et Gabrielle Chapuis. Décédée récemment, la plasticienne a produit une quinzaine de bas-reliefs d’œuvres du musée, dans lesquels le degré de luminosité s’exprime par la texture, plus ou moins lisse. «Regardez les rides et cette barbe!», s’enthousiasme Roine Kouyo Ouamba en parcourant des doigts la version 3D de l’Autoportrait à la cravate du grand Ferdinand.

Il sera moins à l’aise avec le bas-relief d’une vue lacustre,jamais touché auparavant, dont la symétrie parfaite entre paysage montagneux et reflet est troublante. «Apprendre une œuvre sans la voir demande trois fois plus d’effort», pointe celui qui a lui-même mené des visites d’exposition au MAH, à destination d’un public voyant.

Récemment, Alix Fiasson a mené une visite guidée de l’exposition temporaire «Pour la galerie. Mode et portrait», sur l’évolution de la mode en Europe. Le tour incluait le toucher de différents éléments vestimentaires tels qu’une crinoline, un corset ou une fraise. Et lors de l’exposition temporaire «César et le Rhône», en 2019, «nous avons fait produire des amphores avec vin, garum ou huile d’olive», afin d’impliquer l’odorat, se souvient Alix Fiasson.

«Les visites les plus marquantes sont celles qui incluent des expériences ludiques»
Céline Witschard

«En général, les visites les plus marquantes sont celles qui incluent des expériences ludiques et font intervenir d’autres sens que la seule ouïe. Il s’agit d’aller au-delà de l’écoute d’explications oralisées, pour désintellectualiser le propos et rendre les choses agréables»,estime au bout du fil Céline Witschard, jeune entrepreneuse qui a fondé Vision Positive, structure genevoise spécialisée dans
l’accessibilité.

Des têtes vont tomber!

Dépasser les seules explications orales permet aussi de justifier le déplacement au musée, alors que la plupart des audiodescriptions enregistrées peuvent être écoutées au domicile, via le site des musées. Avec d’ailleurs un succès certain durant le semi-confinement, souligne Alix Fiasson – elle en a profité pour produire plusieurs nouvelles immersions dans des œuvres ou expositions. Autre grande motivation à sortir de chez soi: la dimension sociale. «Souvent, les visites en groupe vont bien au-delà de la plongée dans une exposition, explique Alix Fiasson. C’est une véritable excursion, avec repas en commun. Au fil des années, j’ai développé un fichier d’adresses avec toutes les personnes aveugles et mal-voyantes intéressées par ces visites.»

Dans ce musée riche en sculptures, est-il possible de toucher les oeuvres originales? «Cela peut arriver, mais toujours avec des gants en latex», explique Alix Fiasson. Elle prépare pour demain samedi(14h) une visite thématique sur «Les têtes coupées du musée», avec zigzags entre des Judith,Salomé et David exhibant les caboches d’Holopherne, Saint- Jean Baptiste et Goliath. «Et à la fin du parcours, on pourra toucher une épée de la collection, qui servait aux décapitations à Genève!» La proposition s’adresse à la toute nouvelle Section jeunes de la FSA, Fédération suisse des aveugles et malvoyants. «Mais vous pouvez tout de même l’indiquer dans l’article, d’autres personnes auront peut-être envie de venir!»

Soulages mal expliqué, «c’est pas drôle du tout!»

«Quel est votre souvenir le plus marquant d’une visite dans un musée?» Nous avons posé la question à plusieurs personnes aveugles ou malvoyantes. Témoignages

Malvoyante depuis quarante ans, Pierrette Grosjean, 78 ans, a «découvert un monde» grâce aux visites organisées par l’Art d’inclure (lire ci-dessous). «Je me souviens en particulier d’un tour à l’exposition de Giuseppe Penone au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne», le MCBA, en 2015-2016, avec la médiatrice Sandrine Moeschler. Un artiste italien proche du courant de l’arte povera, dont elle aurait volontiers visité l’atelier. «J’aime la nature, alors davantage que ses dessins ou tableaux, ce sont ses troncs que j’ai tout spécialement appréciés.» Des oeuvres de bois, bronze ou or, qu’il n’a pas été possible de toucher, note celle qui apprécie la présence d’un gigantesque arbre de Penone dans l’entrée du nouveau MCBA, tout en trouvant ce nouveau musée «trop grand».

Pierrette Grosjean se souvient aussi d’une visite de l’exposition de Zao WouKi à la Fondation Gianadda, en 2016 – un artiste à la touche expres- sive. «J’avais l’impression de le voir peindre!» Elle souligne le rôle central de la personne chargée de la médiation: «Si vous allez voir une exposition de Soulages, qui peint essentiellement en noir, et que ce n’est pas la bonne personne qui vous explique son travail, ce n’est pas drôle du tout! (rires)» Elle note que si sa maladie visuelle est hélas héréditaire, la passion pour l’art semble l’être aussi: malvoyante, sa petite fille est devenue étudiante en art à la HEAD de Genève.

Céline Witschard se souvient de l’exposition sur les fourmis organisée entre 2017 et 2019 au Muséum de Genève, «en particulier la première partie, super ludique, avec des modèles agrandis de ces insectes, dont on pouvait toucher les mandibules. J’ai même eu la grande surprise de me faire asperger avec un liquide imitant l’acide formique.» Plus généralement, Céline Witschard a savouré la dimension multisensorielle de l’exposition et le choix du bois pour les modèles à toucher, «avec l’assurance qu’ils ne se dégraderont pas en cours d’exposition». Récemment, Céline Witschard a apprécié une visite au Musée de la photographie de Vevey, qui ncluait le développement de photogrammes.«Dans le labo, sans lumière, nous étions à égalité avec les personnes qui voient.» Ou même peut- être «plus à l’aise que nos accompagnants», complète par courriel une autre participante.

Rosalind Zaugg mentionne une visite au MAH, durant laquelle Alix Fiasson a présenté des sculptures de femmes. Notamment celle d’Elisabeth Charlotte de Bavière, découverte par le biais d’un bas-relief. «Ce qui m’a surtout plu, c’est quand Alix nous a lu quelques lettres qu’Elisabeth avait écrites sur sa vie à Versailles et sur son mari», qui soulignaient l’intelligence et l’esprit vif de cette autrice d’innombrables missives.

Hervé Richoz, qui a perdu la vue dans un accident, mentionne d’abord une expérience négative: celle faite à l’entrée de la Fondation Beyeler de Bâle, après un long périple pour se rendre sur place, où on lui signifie (à tort) que sa carte AI n’est pas valable. «C’est un problème récurrent, provoqué par de la méconnaissance – après, on reçoit en général des excuses écrites de la direction… Mais une visite réussie débute dès l’entrée, avec un bon accueil et des indications pertinentes. C’est hélas souvent ce que les musées oublient de faire.»

Sur une note cette fois positive, Hervé Richoz évoque une visite au Musée d’art du Valais, à Sion, autour d’une œuvre toute en fractales de Gustave Cerutti, expliquée à l’aide d’un jeu d’encastrement pour enfants. «Pour nous expliquer l’abstraction, la médiatrice a fait un truc génial: elle a mis la musique qu’écoutait l’artiste lorsqu’il a composé la peinture. Pour nous, c’était un moment de communion artistique extraordinaire.»

Pour l’anecdote, Hervé Richoz est à la base de l’exposition «Toucher voir», au Musée d’art du Valais en 2010, avec un dispositif encore en place développé en collaboration avec la Fédération suisse des aveugles et malvoyants (FSA). En font partie des maquettes et autres échantillons de matières, présents dans les salles d’exposition. Le dispositif est complété par un marquage au sol et un audioguide. «Aujourd’hui, le personnel du musée s’est largement approprié les maquettes», par exemple pour indiquer son chemin au public, se réjouit Hervé Richoz.SSG


Maquettes au MAH du Portrait de Jeanne Pontillon (1894) de Berthe Morisot, de deux autopotraits de Hodler et de Persée tuant le dragon (1910) de Félix Vallotton. MAH/S5G/MAH

 

Un signal pour l’inclusion

Avec son label Culture inclusive, Pro Infirmis désigne les «institutions culturelles qui s’engagent durable-ment sur la voie de l’inclusion et de la participation culturelle». Offre, accès aux contenus et aux lieux, emplois et communication: tout est pris en compte afin de garantir une visite optimale, quel que soit le handicap.

Sur environ quatre-vingts institutions qui ont reçu le label, une trentaine sont des musées. Dont le MAH et l’Ariana genevois, le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, le Musée national suisse à Zurich, le Musée historique de Bâle ou le Centre Paul Klee à Berne. Trente musées sur le bon millier que compte la Suisse, ce n’est pas grand-chose. Mais il faut relativiser, explique Nicole Grieve, responsable romande de Culture inclusive: le label est récent et géré par une petite équipe. Aussi, de nombreuses institutions non labellisées «n’en font pas moins du bon boulot». C’est par exemple le cas de la Collection de l’art brut, à Lausanne, par l’entremise de la médiatrice Malie Genest et l’Art d’inclure. On y profite du projet de médiation «A l’écoute des œuvres» et de plusieurs audiodescriptions de pièces majeures.

Nous soutenons fermement ces initiatives qui encouragent l’accès sans barrière et l’accès aux musées pour les personnes malvoyantes et aveugles», commente Katharina Korsunsky,secrétaire générale de l’Association des musées suisses (AMS) et du Conseil international des musées, section helvétique. L’association a cosigné un Charte pour la promotion de l’audiodescription en 2020, «avec pour but de favoriser l’accessibilité des événements culturels et des manifestations sportives aux personnes atteintes d’une déficience visuelle».

Reste qu’en matière d’accessibilité et d’inclusivité, la Suisse est passablement en retard,comparée à la France notamment. En cause, selon Nicole Grieve: le fédéralisme, l’esprit libéral individualiste, le partage en régions linguistiques ou l’absence de cadres légaux réellement contraignants. Mais aussi une absence de culture activiste à l’anglo-saxonne, du côté de la base. Les manifs au musée, c’est pour bientôt? SSG

Décrire pour donner à voir

A l’image du MAH, de plus en plus de musées proposent des descriptions audio de certaines œuvres, accessibles depuis leur site internet ou via smartphone. Au même titre que les visites guidées, l’audiodescription doit permettre aux personnes aveugles ou malvoyantes de se créer des «images mentales». Ces dernières ne seront évidemment pas les mêmes selon le degré du handicap.

Pour que les images se forment, on procède par le biais de descriptions détaillées, avec l’évocation du genre pictural – est-ce de l’art abstrait ou figuratif, s’agit-il d’un courant célèbre?-, des techniques employées, du contexte de création et autres éléments biographiques. «La question est aussi de savoir où on ‘dépose’ son émotion, explique Hervé Richoz. Si vous, en tant que personne voyante, entrez dans une salle et dites `wow’ à la vue d’une oeuvre, l’enjeu sera de m’expliquer ce qui a valu votre exclamation. Or pour le faire, vous commencerez toujours par poser le décor, en partant du global pour aller au spécifique.»

L’audiodescription et les audio-guides grand public n’ont pas les mêmes visées: alors que les premiers opèrent littéralement des plongée dans une œuvre, pour palier l’absence de vue, les audioguides sont le plus souvent des accompagnants, pour expliquer les visées d’une exposition et contextualiser les œuvres, sans forcément évoquer la couleur du ciel. C’est le cas des présentations d’œuvres du MCBA lausannois, disponibles sur l’application du musée, par ailleurs excellente. L’institution dit vouloir «respecter l’expérience des personnes face à l’original» et «miser sur l’audio pour inciter à ne pas quitter les œuvres des yeux». Ce que le public aveugle ou malvoyant ne pourra pas faire.

On notera que les personnes aveugles de naissance ne sont statistiquement pas le plus intéressées par les musées ou l’audiodescription, selon Alix Fiasson. «Ce public n’a pas de code couleur ou iconographique, donc la description ne lui sert pas à grand- chose.» Deux personnes aveugles de naissance, «très cultivées et s’intéressant à tout», n’en viennent pas moins à chacune de ses visites.

Ouid des applications pour smartphone qui décrivent des objets à partir de ce qu’elles voient? Pour l’instant très basiques dans leurs analyses, elles ne sont pas prêts de supplanter l’approche humaine et tout le savoir qui l’accompagne. Car entendre qu’une peinture contient un monsieur à l’oreille bandée ou une dame renaissante avec un sourire énigmatique sera peut-être un peu court. SSG

Une association pour l’amour de la culture

Pour Muriel Siksou, la culture est l’essence même de la vie. «Je ne voulais pas que mon handicap visuel m’empêche de faire ce que j’aime!» C’est notamment pour cela qu’elle cofonde L’Art d’inclure en 2015, avec Ouitterie Ithurbide et Gabrielle Chapuis, «pour rendre la culture accessible aux personnes en situation de handicap visuel et de surdicécité, un double handicap sensoriel». Mais aussi à tout public intéressé, ajoute la secrétaire médicale de formation, atteinte d’une maladie de la rétine dégénérative.

L’association propose principalement des visites guidées dans les musées. Oui sont autant d’actes militants: «Amener les personnes concernées sensibilise l’institution muséale à l’accueil de notre public, estime Muriel Siksou. Nous pointons la déficience visuelle et proposons des facilités également dans les festivals de la région vaudoise.»

Par exemple des concerts dans le noir au Cully Jazz Festival: «Le concept est que les personnes mal-voyantes ou aveugles amènent le public voyant mis en situation de handicap visuel, à leur place, dans le noir. Après avoir vécu cette expérience sensorielle, nous rallumons tout doucement la lumière et échangeons à ce propos avec les participantes.» Et début décembre, l’association collaborera avec le Festival des Urbaines lausannois pour un programme d’inclusivité de son exposition à l’Espace Arlaud.

Muriel Siksous aimerait que les outils sensoriels comme les bas-reliefs soient disponibles en permanence pour les personnes en situation de cécité, «pas juste pour se donner bonne conscience pendant une visite guidée. C’est l’une de nos nombreuses batailles.» Au MAH, on les sort un week-end par mois. SSG