Sexualités Handicap «On pense encore que les personnes handicapées sont destinées à rester dans la sphère privée»

(360.ch)

Accès à l’espace public empêché, entrée dans l’espace du fantasme refusée, interdiction de mener une sexualité: les personnes en situation de handicap ont défense de pénétrer! Deuxième volet de notre série sur les sexualités invisibles.

«Nous vivons dans un monde créé par des valides pour des valides.» Voici l’idée centrale des disabilities studies, mouvement émergent aux Etats-Unis à partir des années septante et qui fera son apparition en Europe plus tardivement. Cette discipline académique et les mouvements sociaux qui l’ont accompagnée mettront en évidence que les personnes en situation de handicap vivent de nombreuses oppressions, désignées par le terme ableism en anglais (lequel est traduit par validisme ou capacitisme en francais).

De manière évidente l’architecture, l’urbanisme et l’aménagement de l’espace public sont source de difficultés et de préoccupations pour les personnes à mobilité réduite. Les marches devant les ascenseurs ou les toilettes en sous-sol uniquement accessibles par escaliers rendent impossibles les déplacements. Le corollaire direct de ces obstacles urbains résulte en l’exclusion des personnes à mobilité réduite de toute perspective d’accéder pleinement à une vie sociale et à certains lieux de rencontre.

De même, les personnes non-voyantes sont régulièrement confrontées à de graves inégalités de traitement. Exemple rapporté par l’association Inclusion Handicap en 2017, un jeune malvoyant s’était vu refuser le droit de pénétrer un club genevois, considéré trop dangereux pour lui selon le videur. En Suisse, la protection légale en cas de discrimination fondée sur le handicap s’avère très limitée lorsqu’il s’agit d’une prestation fournie par un particulier. En effet, la législation ne prévoit pas d’obligation d’aménagement de l’établissement mais seulement le versement d’une indemnité en cas de discrimination avérée. Cette pratique est naturellement incompatible avec les exigences de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, que la Suisse a par ailleurs adoptée.

Le corps et l’espace

Pour Yannick Heywang, affecté depuis sa naissance par une amyotrophie spinale entraînant un affaiblissement de ses muscles, «le handicap physique représente toujours un peu plus d’organisation». Habitué aux béquilles et au fauteuil roulant, la question de l’accessibilité de la scène LGBT genevoise et de ses lieux de drague est déterminante pour Yannick.


Yannick est affecté depuis sa naissance par une amyotrophie spinale. Photo ©Irina Popa

 

A Genève, selon lui, le bilan est plutôt positif. Le Phare est par exemple équipé d’une rampe et les lieux des soirées de 360° Fever (outre le Palais Mascotte) sont généralement accessibles en fauteuil. Lorsqu’il y a foule dans les bars, la situation est plus problématique pour se frayer un chemin, «les personnes ne se poussent pas forcément pour laisser passer».

Socialement, le fauteuil véhicule un double standard: «En journée on peut me regarder bizarrement alors qu’en soirée la chaise intéresse les gens, on me félicite de sortir». Pour Yannick ces réactions sont surtout gênantes. «On a encore tendance à penser que les personnes handicapées sont destinées à rester dans la sphère privée».

Le corps écran

Sur le terrain de la séduction virtuelle, afficher ou taire son handicap est une question périlleuse. Sur Grindr ou Tinder, le culte de la première image est tout-puissant et détermine souvent la suite des (non-)événements. Comme en témoigne Yannick: «J’ai peur de le dire trop rapidement, que la personne se fasse une fausse vision de la réalité, qu’elle s’arrête à ça.» Yannick a déjà vécu quelques mouvements de recul de la part de prétendants potentiels. Bien que ces situations soient rares, elles s’expriment à travers des préjugés erronés sur la sexualité des personnes à mobilité réduite. Cette sexualité a été longtemps réprimée car perçue sous l’angle de la procréation: l’époque des mesures de protection sociale par la stérilisation de force ou la ségrégation des personnes handicapées n’est pas si lointaine.

Fruits de l’indifférence, du malaise ou du déni de certains mais de la curiosité de tous, les stéréotypes qui entourent la sexualité des personnes en situation de handicap (qu’elle soit d’origine physique ou psychique) sont dichotomiques. Ceux-ci sont tantôt identifiés comme des enfants-asexués, incapables d’éprouver un quelconque désir sexuel, tantôt réduits au statut de jouet sexuel inerte. La narration handi-sexuelle se limite à de pauvres fantasmes échoués dans un morceau de sopalin. La représentation médiatique et pornographique du handicap demeure encore aujourd’hui quasi-inexistante. Essayer de citer ne serait-ce qu’un acteur ou une actrice handicapée relève du défi. Dans l’industrie porno traditionnelle (comme féministe) cela relève de l’inimaginable. Le message est simple: «Navré, vos corps ne sont pas désirables»!

Pourtant, le bénéfice en terme de représentation et d’identification serait considérable. Pour briser le silence, certains activistes handi-queers ont décidés de se livrer sans tabou sur leurs expériences sexuelles à l’instar du canadien Andrew Gurza.


Andrew Gurza

 

A travers des podcasts, interviews et documentaires l’auto proclamé Bear in a chair compte faire évoluer les mentalités plus rapidement que le porno. Plus localement, l’association Alliage qui milite pour l’autodétermination des LGBT en situation de handicap collabore avec VoGay depuis janvier dernier. Une première en Suisse romande!

Profiter du porno en tant que malvoyant est une autre paire de manches. Bien que le son laisse libre cours à l’imaginaire érotique, lorsqu’ils sont isolés les «dialogues» des protagonistes sont vides de substance. Cependant, depuis plusieurs années, quelques sites artisanaux proposent des scènes de sexe audiodécrites. Une voix neutre retrace oralement l’épopée orgasmique en détaillant le physique des personnages, les regards échangés et les décors. En 2016, le géant Pornhub a tenté de professionnaliser la pratique en proposant l’audiodescription des vidéos les plus populaires du site. L’expérience est demeurée sans suite.

Le corps isolé

Pour les personnes handicapées, franchir la barrière de l’indépendance et plus particulièrement de l’indépendance sexuelle, peut s’avérer difficile. Depuis l’enfance, dans le cocon familial ou en institution, les personnes en situation de handicap psychique sont placées en permanence sous le regard des adultes ce qui laisse peu de place à l’expérimentation sexuelle. Parfois, les familles sont dans un tel désarroi ou dans une telle misère qu’elles préfèrent ne pas aborder le sujet, le risque de déception affective primant sur le bien-être intime.

Souffrance et isolement s’invitent immanquablement au sein du foyer. En effet, certaines personnes handicapées ne peuvent pas se masturber seul·e·s. Comment faciliter alors l’accès à l’autoérotisme ou à la relation corporelle avec un·e partenaire? Une solution concrète est le Handy Lover, une invention qui défend une nouvelle approche du plaisir sexuel. Confectionné comme un lit adapté sur rails, le Handy Lover permet de reproduire les mouvements de va-et-vient d’une relation intime. L’utilisation est adaptée à toutes les orientations sexuelles et peut avoir lieu seul·e ou à plusieurs avec la possibilité d’y intégrer des sex-toys. Avant-gardiste, le projet a reçu le soutien de l’Unesco et commence à être commercialisé. Seul problème du Handy Lover: son prix, qui varie de 650 à 3500 euros.

Le corps à découvrir

Une autre solution victime d’un débat sulfureux dans le paysage européen est la question de l’accompagnement (ou assistance) sexuelle. Celle-ci consiste à raviver le plaisir sensuel, érotique ou sexuel chez les personnes en situation de handicap qui en font la demande, à l’aide d’assistant·e·s formé·e·s. Rien de nouveau en théorie, l’assistance sexuelle existe depuis plus de 30 ans dans certains pays d’Europe du nord et aux États-Unis. En France, la pratique est illégale car assimilée à la définition juridique de la prostitution, également interdite.

En Suisse alémanique, les premières polémiques sur ce service érotique remontent à 2003. Activité légale dans toute la Confédération, les assistant·e·s sexuel·le·s ont le même statut que les travailleur·se·s du sexe, à l’exception du canton de Genève, où l’accompagnement sexuel ne rentre pas dans le cadre de la Loi sur la prostitution. La difficulté de l’appellation de ce métier singulier est une fausse controverse en apparence. Cependant, l’enjeu est de taille pour les assistant·e·s qui pratiquent cette profession dans les pays rétrogrades où la prostitution est interdite. En argumentant qu’ils·elles ne devraient pas appartenir à la catégorie impopulaire de «travailleur·se·s du sexe», l’objectif est triple: d’une part de ne pas bénéficier de la mauvaise réputation associée à la prostitution, d’autre part de tenter de contourner l’interdiction législative et enfin d’éviter l’interpellation et la pénalisation des bénéficiaires.

En Suisse, le cadre déontologique de l’assistance sexuelle est strictement défini. D’après Corps Solidaires (Association Suisse romande assistance sexuelle et handicaps) «toute personne (ou couple) légalement majeure et en situation de handicap, quelle que soit son OSIG, peut être considérée, si elle en exprime le désir, comme bénéficiaire potentiel». Pour devenir assistant·e sexuel·le, plusieurs conditions sont à respecter, notamment le suivi d’une formation de 200 heures, être âgé de plus de 30 ans et exercer une autre activité professionnelle au moins à 50%.

Tendresse, échange et épanouissement, tels sont les mots d’ordre de ce service érotique. Chaque rencontre s’effectue dans le respect de la dignité et dans l’idée de ne pas réduire l’individu à son handicap. Les rencontres entre bénéficiaires et assistant·e·s sont ordinairement espacés de plusieurs semaines pour éviter toute forme de dépendance ou d’abus. La prestation est fixée à 150 francs de l’heure plus les frais de déplacements quelle que soit l’aide fournie: caresser, enlacer, cajoler, masser, se dénuder ou aider la personne bénéficiaire à se masturber. Au lancement de l’assistance sexuelle, les Romands étaient plus réservés que les Suisses allemands, la pénétration ne rentrait pas dans le domaine des prestations. Aujourd’hui cette possibilité peut être envisagée si le·la bénéficiaire en éprouve le désir et si l’assistant·e y consent. Néanmoins, l’association Corps Solidaire peine aujourd’hui à recruter des assistant·e·s sexuel·le·s en Suisse romande alors que les demandes provenant de personnes handicapées se multiplient.

Le corps libérateur

Pour les personnes en situation de handicap, le rapport au corps est perpétuellement conflictuel. Le corps est source d’angoisse, de tension et de douleur. Le corps est indocile, s’interpose ou empêche. Le corps est là mais inaccessible. Pour celles et ceux contraint·e·s de se déplacer d’institutions en hôpitaux, le corps est constamment manipulé par des gants. Comme l’expriment les personnes concernées, l’approche médicale peut amener à être dégoûté de son propre corps. Emprisonnée et non représentée, l’harmonie avec le corps handicapé doit être retrouvée. Alors le corps devient territoire à se réapproprier. Dans l’intimité, seul·e ou accompagné·e, la sexualité peut en être une porte d’accès. C’est là une possibilité qui doit exister pour l’égalité, un droit qui devrait être respecté.