Le bruit du vent

(Newsletter BFEH 6/2021)

Entretien sur les langues, les obstacles et la participation


Sibylle Rau

 

Âgée de 56 ans, Sibylle Rau est designer en arts visuels et sourde de naissance. Elle a grandi en pratiquant la langue parlée, n’a appris la langue des signes qu’à l’âge adulte et parle de sa vie dans les deux univers.

Sybille Rau raconte ses vacances à Cape Cod, aux États-Unis, en 2011. Alors que l’ouragan Irene faisait rage, elle passait la nuit dans un hangar à bateaux.

« Je n’ai pas entendu l’ouragan. »

Ce n’est qu’à son réveil qu’elle a vu les ravages de la tempête. « Je n’en croyais pas mes yeux. Devant ma fenêtre, il y avait deux yachts fracassés dans le jardin. Pendant la nuit, je n’ai rien entendu du vacarme, du fracas et des hurlements de la tempête. Alors oui, cela m’a évité de paniquer et d’avoir peur, mais les choses auraient aussi pu mal tourner. » Dans les situations d’urgence, les personnes sourdes sont particulièrement vulnérables, surtout si les alarmes sont uniquement sonores. « Aujourd’hui, il existe des applications, comme par exemple Alertswiss, qui vous avertissent des catastrophes. C’est ça qu’il m’aurait fallu à l’époque. »

Sibylle Rau cite un autre exemple d’accident qu’elle a évité de justesse : « Une fois, j’ai failli être renversée par une ambulance sur un passage piéton. » Celle-ci roulait si vite que Sybille n’a pas pu la voir avant de traverser. Elle n’a pas non plus entendu la sirène. Heureusement, le conducteur l’a vue et a pu l’éviter au dernier moment. Mis à part ces incidents sérieux, il y a eu d’autres situations qui, sans être dangereuses, ont été ennuyeuses. « Il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas percevoir les annonces de changement dans les transports publics. Une fois par exemple, j’étais assise dans le tram et apparemment, ils ont annoncé tout à coup : « Vous êtes priés de descendre ». J’étais perdue dans mes pensées, et soudain, je me suis demandé pourquoi le tram ne partait pas. C’est alors qu’en regardant autour de moi, j’ai remarqué que j’étais toute seule. »

Éducation : il reste encore beaucoup à faire

Sybille Rau a fait sa scolarité obligatoire dans une école pour enfants sourds. « À l’époque, la langue des signes était encore interdite. Même pendant les pauses, les enfants étaient punis s’ils signaient. » Depuis, les choses ont bien changé. « Mais quand j’étais jeune, je voulais faire une maturité. Or il n’y avait pas encore d’interprétation en langue des signes. Ce service n’existe que depuis 1985. Alors j’ai fait un apprentissage ». Même si à l’époque, Sybille Rau ne maîtrisait pas encore très bien la langue des signes, c’est grâce à elle qu’elle aurait pu faire des études. « Les interprètes en langue des signes ne font pas que signer, mais bougent aussi les lèvres. Je leur ai souvent demandé d’articuler en silence les mots qu’ils interprétaient, dans la mesure du possible. Pour moi, l’idéal aurait été d’avoir une personne qui transcrivait les paroles. Mais ça non plus, ça n’existait pas encore à l’époque. »

Sybille Rau a suivi l’école professionnelle et, plus tard, l’école des arts appliqués sans interprétation en langue des signes. « Je m’asseyais systématiquement au premier rang, mais je devais toujours me battre pour que les enseignants parlent l’allemand standard et ne se promènent pas dans la salle pour que je puisse lire sur leurs lèvres. » Ce n’était pas l’idéal. Car « ce n’est qu’en ayant des interprètes en langue des signes à ses côtés que l’on peut suivre une formation complète ou participer à un groupe de travail. C’est pareil dans les réunions : nous, les personnes sourdes, ne pouvons suivre les discussions et y participer qu’avec l’aide d’interprètes en langue des signes. » Elle souligne l’importance de la sensibilisation dans ce domaine. « Nous ratons des informations importantes que les autres obtiennent en passant, par exemple au détour d’une conversation dans le couloir. Il faut que les collaborateurs et les responsables aient la volonté de nous informer en tête à tête ou par écrit. »

La spontanéité est un autre sujet important. « Lorsque je vois un cours qui m’intéresse, je dois toujours fournir un effort supplémentaire pour pouvoir y participer. Les animateurs doivent être prêts à accepter dans leur salle un interprète en langue des signes ou un transcripteur, mais aussi à adapter les conditions d’éclairage. » Un cours donné dans une salle obscure, où l’on projette une présentation sur le mur, n’est pas adapté, car il n’est alors plus possible de lire sur les lèvres. « Il m’est déjà arrivé, dans une formation continue, que l’animateur ne soit pas d’accord d’adapter les conditions d’éclairage. J’avais donc du mal à lire sur les lèvres et à voir les signes de l’interprète que j’avais dû engager moi-même pour l’occasion. C’était frustrant. »

Langue parlée et langue des signes

Sybille Rau a principalement grandi au milieu de personnes entendantes. Ainsi, la langue parlée est sa première langue, sa langue maternelle. La langue des signes n’est venue qu’à l’âge adulte. Raison pour laquelle il lui est arrivé de ne pas être acceptée comme une « vraie » sourde par les autres sourds. « Avant, le fossé était profond. Aujourd’hui, une personne sourde est acceptée comme telle, qu’elle communique uniquement par la parole, en langue des signes ou qu’elle utilise les deux. »

En ayant grandi avec la langue parlée, Sybille Rau parle avec une telle aisance que sa surdité passe souvent inaperçue au premier abord, d’autant plus qu’elle a toujours abordé les personnes entendantes avec assurance. Elle se remémore son enfance et son adolescence : « Il m’arrivait souvent de m’exprimer à la place de mon amie entendante. Elle était timide et n’osait pas adresser la parole à des inconnus. Alors quand nous étions ensemble, c’est moi qui abordais les passants pour leur demander l’heure ou autre chose. » Même à l’âge adulte, il y a eu des occasions où sa surdité est quasiment passée inaperçue. « J’ai participé une fois à un événement où j’ai beaucoup discuté en langue parlée et aussi en langue des signes. Par la suite, on m’a demandé si je pouvais venir à d’autres manifestations en tant qu’interprète en langue des signes. Cela m’a fait sourire, mais bien sûr j’ai dû refuser. » Dans ce cas-là, pour Sybille Rau, ses interlocuteurs n’nt simplement pas réfléchi. Par contre, elle a aussi vécu des situations fâcheuses qui tenaient davantage de la mauvaise volonté. « Tout récemment encore, quand je suis allée m’inscrire au centre de vaccination, la personne du guichet a refusé d’enlever son masque malgré la vitre de séparation. Même après que je lui ai expliqué que sinon, je ne pouvais pas lire sur les lèvres. Au final, à bout de nerfs, j’ai dû trouver un autre guichet. »

Le bruit du vent

Sybille Rau raconte qu’en dehors des épisodes évoqués, son handicap auditif lui pose peu de problèmes. « Mais il y a des moments, rares heureusement, où je le maudis. Je suis quelqu’un de sociable et c’est frustrant de ne pas avoir cette facilité et cette spontanéité qui me permettraient de me mêler à une conversation et de discuter simplement avec des personnes entendantes. » Sybille Rau aimerait aussi beaucoup expérimenter une fois ce que cela signifie de pouvoir entendre. « Tous ces sons, le bruit du vent, le chant d’un oiseau ou ma chanson préférée. Pour que je puisse une fois me plonger dans l’univers sonore de mes proches et le ressentir. »

Ce sont les obstacles qui font le handicap

« Je ne me sens pas handicapée. J’ai ma vie, elle est ainsi et je n’en connais pas d’autre. » Mais Sybille Rau évoque aussi les obstacles : « Tous les jours, nous luttons contre des obstacles qui entravent, voire bloquent, notre participation à la vie en société. Ce sont ces obstacles qui font le handicap. » Face à ce constat, Sybille Rau souligne l’importance de la participation à la vie en société. « La société n’est pas encore inclusive. Il faut en faire davantage pour l’accès à l’éducation, au travail, aux soins et aux loisirs, ainsi qu’à l’espace numérique. »

Entretien et article : Jasmin Cahannes, BFEH. Entretien original en allemand, réalisé par écrit en octobre 2021.