Avec Ecoute Voir, le théâtre et la musique se lisent sur le bout des doigts

(Le Temps)

L’accès à la culture pour les personnes souffrant de handicap sensoriel reste encore limité en Suisse romande. L’association Ecoute Voir se mobilise depuis 2013 pour la rendre plus accessible. L’occasion de découvrir tout le travail qui se cache derrière une traduction en langue des signes ou une audiodescription.

Par Léo Tichelli


Anne-Claude Prélaz Girod, en lumière sur scène lors de la traduction signée de la pièce
«Miranda, reine de quoi?». — © Dorothée Thébert Filliger

 

Au Théâtre du Loup à Genève, cinq comédiens se donnent la réplique dans l’adaptation du roman de l’écrivaine suédoise Selma Lagerlöf, Nils, le merveilleux voyage. Une sixième personne semble s’être invitée sur scène, ou pas totalement. Dans le coin droit de la salle se découpe la silhouette d’Anne-Claude Prélaz Girod. A grand renfort de gestes et de mimiques, elle traduit en langue des signes la féerie scandinave d’un garnement devenu gentil garçon adopté par des oies sauvages. Un véritable travail manuel, qui fait presque écho à ce qui se joue sur scène puisque cette drôle de migration est illustrée par des marionnettes articulées. Voilà pour la face visible du dispositif mis en place par l’association Ecoute Voir, qui s’adresse aux personnes en situation de handicap sensoriel.

En coulisse, la magie opère également. Deux audiodescripteurs donnent vie à ce qui ne s’entend pas sur scène: la gestuelle, l’ambiance, les lumières… Un casque sur les oreilles, aveugles et malvoyants écoutent attentivement l’histoire qui leur est doublement racontée pour n’en perdre aucune miette. La mécanique semble bien huilée, chacun à son poste, pour une représentation qui ressemble presque à n’importe quelle autre. Derrière la fluidité des gestes d’Anne-Claude Prélaz Girod se cache pourtant tout un travail d’une complexité insoupçonnable.

Un travail de l’ombre

La langue des signes ne s’improvise pas, encore moins au théâtre. Chaque minute de spectacle demande près d’une heure de préparation, pareil pour l’audiodescription: «Il y a un vrai travail d’écriture pour tenter d’amener les gens dans la même ambiance que ce que les comédiens proposent sur scène, précise Michel Challandes, technicien son de l’association Ecoute Voir. La personne qui s’occupe de l’audiodescription ne va pas simplement annoncer qu’un acteur se déplace à gauche ou à droite. Il faut faire transparaître les émotions et les intentions.»

De son côté, Anne-Claude Prélaz Girod, qui n’a pourtant que deux mains, est seule pour interpréter cinq personnages, avec chacun sa personnalité et sa spatialité. Un vrai travail de dédoublement: «L’orientation de mes épaules permet au public sourd de comprendre quel personnage j’incarne. Quand personne ne parle, je dois aussi l’indiquer, histoire que le public sourd ou malentendant se focalise à nouveau sur les acteurs. Je suis parfois en position fixe, d’autres fois je bouge et suis intégrée sur scène. Une chose reste indispensable: que l’on me voie bien.» Elle se souvient d’ailleurs, aujourd’hui avec le sourire, d’une représentation où l’ingénieur lumière l’a laissée dans le noir pendant dix minutes: «Il faut s’imaginer que lorsque la lumière s’éteint, c’est comme si on coupait le son», rit-elle.

Deux mondes qui se rencontrent

La langue des signes est un dialogue, dans tous les sens du terme. Ecoute Voir ne travaille pas dans son coin pour traduire pièces et concerts mais participe activement aux répétitions. Les interprètes doivent donc connaître les textes suffisamment à l’avance, ce qui impose un rythme de travail différent aux comédiens: «Pour une troupe, cela peut être stressant, confirme Frédéric Ozier, co-metteur en scène de Nils, le merveilleux voyage. Au théâtre, une pièce est souvent sujette à modifications peu de temps avant la première, alors que l’association a besoin d’un texte définitif en avance. On ne travaille pas avec le même calendrier, mais au moins ça nous force à être prêt assez tôt.»

Pour Ecoute Voir, la dynamique est donc quasiment la même que celles des artistes doublés: impossible de monter sur scène ou partir en tournée sans plusieurs semaines de répétition. Une performance qui s’apparente donc bien plus à un spectacle à part entière qu’à une visite sur Google Traduction: «Certaines personnes me demandent parfois après un concert si c’est la première fois que j’entends cet artiste, pouffe Anne-Claude Prélaz Girod. Et en plus si c’est du rap, avec des dizaines de mots par minute, c’est mission impossible.» Pour les personnes aveugles, le sixième art commence aussi avant les trois coups, avec une visite du théâtre pour appréhender la spatialité de la scène, les contours des décors ou les textures des costumes.

Toute représentation n’est pas forcément traduisible aisément. Certaines ne s’y prêtent pas pour de multiples raisons: trop d’acteurs, trop de dialogues ou parfois pour de simples questions artistiques: «La prochaine pièce que nous montons avec notre troupe se déroule dans un langage imaginaire. Ça n’aurait malheureusement pas de sens d’essayer de la faire traduire», regrette Julie Burnier, cofondatrice de la compagnie Pied de Biche. Il est aussi impératif d’avoir l’aval et l’adhésion des compagnies et des théâtres par rapport aux mesures d’accessibilité pour que les choses se passent bien. Si l’une des parties semble s’engager à reculons dans le projet, c’est rarement bon signe: «Certains artistes acceptent simplement parce qu’ils n’osent pas dire non. D’autres n’ont pas envie d’avoir quelqu’un qui agite les bras à côté de leur spectacle et qui détourne l’attention d’une partie du public.»

Des Spice Girls au Théâtre du Loup

Certains domaines sont plus accessibles que d’autres pour les personnes souffrant d’un handicap sensoriel en Suisse romande. Le journal télévisé de la RTS a par exemple ses interprètes depuis 2008, mais la culture est pour le moment très peu signée, audiodécrite ou surtitrée. L’association Ecoute Voir s’adresse pourtant à une part non négligeable de la population, avec environ un enfant sur 1000 naissant avec une déficience auditive en Suisse. Selon les dernières statistiques, près de 377 000 personnes sont malvoyantes, aveugles ou sourdaveugles dans le pays, soit plus de 4% de la population. Pour Anne-Claude Prélaz Girod, proposer ces différentes mesures, c’est aussi et avant tout donner la chance aux personnes en situation de handicap sensoriel d’avoir accès aux arts vivants.

La Suisse romande est un peu à la traîne, comparé à d’autres pays. Les traducteurs aux Etats-Unis sont légion, là où Anne-Claude Prélaz Girod ne dénombre qu’une trentaine de collègues. Les Francofolies de Spa en Belgique accueillent de leur côté des dizaines de concerts signés depuis des années, là où le Montreux Jazz Festival semble être l’unique événement musical à proposer un concert traduit par édition. Sinon, il a fallu la venue de Louane et la sortie du film La Famille Bélier pour que la langue des signes fasse une timide apparition sur la grande scène du Paléo. «C’est peu mais les choses bougent en Suisse. La ville de Genève est précurseur dans ce domaine et octroie une subvention pérenne à Ecoute Voir. Le canton de Vaud soutient également notre association et on a récemment été contacté par les Docks de Lausanne ainsi que plusieurs salles de concert fribourgeoises», se réjouit Anne-Claude Prélaz Girod.

La langue des signes a pourtant connu un fugace moment de gloire à la fin des années 90. La codirectrice d’Ecoute Voir se rappelle d’ailleurs avoir signé un concert des Spice Girls à Lausanne en 1998. Mais le temps où Florent Pagny chantait avec les mains sur Savoir aimer semble loin. Aujourd’hui, les personnes en situation de handicap sensoriel attendent plus qu’un effet de mode, mais un véritable accès pérenne à la culture: «Depuis 2019, on prend le temps de mettre ce dispositif en place, et plus on le fait, plus ça nous paraît évident, explique Pauline Catry, administratrice du Théâtre du Loup. C’est beau de pouvoir mélanger des publics qui ne se croiseraient peut-être pas. Notre rôle est de raconter des histoires à tout le monde, sans distinction.»